Neohelicon XXV/I JEAN BESSII~RE
FICTION, FABULATION EN PASSANT PAR BERGSON, ALAIN ET JEAN P A U L H A N
Dans les termes de la critique litt6raire - - qu'il s'agisse de la critique des cr6ateurs ou de la critique des essayistes et des commentateurs, qu'il s'agisse de commentaires du tournant du si~cle ou de commentaires plus conternporains - - qui entreprend de dire la modemit6, la litt6rature ne cesse d'&re dite se faire et de se d6faire, jouer finalement, et par l~, de l'impossibilit6 d'une majoration proprement litt6raire, proprement esth6tique, de la littdrature mSme. Les sources et les finalit6s d'une telle situation, d'un tel statut et d'un tel mouvement prates ~t la litt6rature sont divers (il n'est pas de notre propos de les identifier et de les classer). Qu'il suffise de remarquer qu'une telle approche de la litt6rature pose ~ la lois la question de la d6finition de la litt6rature et celle de son histoire. Cette question est elle-mSme caract6risable suivant l'interrogation d'une perte de la sp6cificit6 de la litt6rature. Faire et d6faire reviennent ~t identifier la litt6rature actuelle ~t une r6cusation de la litt6rature r6alis6e, et ~ replacer la sp6cificit6 de la litt6rature du c6t6 d'une intention litt6raire, celle de l'6crivain ou celle du lecteur, elle-mSme soumise ~t l'6quivoque que pr6sente, dans ces conditions, toute intention, intention selon un ordre litt6raire, intention selon une caract6risation vide de la litt6rature. Cette question est encore caract6risable suivant l'interrogation d'une possibilit6 de l'histoire de la litt6rature : cette histoire serait-elle histoire de ses objets ou histoire de cette mani~re de fuite qui exclut que soit consid6r6, dans l'affirmation paradoxale de la litt~rature, tout jeu de majoration litt6raire? Se noue ici une 6quivoque : dire le pr6sent de la litt6rature revient ~ questionner l'identit6 de la litt6rature, parce 0324~1652/98/$5,00 9 Akad~miai Kiad6
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que dire ce pr6sent est ~ la fois supposer ~ la litt6rature une dur6e, et ~ ne consid6rer la litt6rature que dans son actualit6. Faire les hypotheses d'une identit6 et d'une histoire de la litt6rature est contradictoirement, d'une part, poser une identit6 et la penser selon des jeux de substitution d'identit6, et, d'autre part, penser cette histoire non comme une histoire mais comme une s6de d'inventions, et cependant donner ces inventions pour corr61ables parce qu'elles sont, dans leur discontinuit6, un mouvement commun. De telles 6quivoques sont indissociables de la finalit6 qui peut ~tre pr&6e ~tla litt6rature. Finalit6 formelle : sans doute identifiable suivant des donn6es objectives, formelles pr6cis6ment, mais ces donn6es formelles ne se comprennent et ne se d6finissent in fine que par comparaison avec et opposition au discours qui ne pr6senterait pas de telles donn6es formelles. La caract6risation d'une finalit6 formelle ne se s~pare pas de l'hypoth~se et m~me de la reconnaissance de la possibilit6 de la substitution d'une d6finition suivant un d6faut de finalit6. En d'autres termes, penser formellement la litt6rature revient ~ la penser simultan6ment par et dans le discours formellement marqu6, par et dans le discours formellement non marqu6. Finalit6 fonctionnelle : traditionnellement, cette finalit6 fonctionnelle est rapport6e, pour des raisons d'6conomie dans la caract6risation de cette finalit6, au jeu mim6tique qui peut ~tre compris de bien des mani~res, et appeler une approche antimim6tique de la litt&ature. On retrouve ici le jeu de substitution et d'implication des termes antinomiques, et, plus essentiellement, le probl~me de la validit6 d'une finalit6 dont l'hypoth~se est en ellemSme paradoxale : en quoi le discours propre de la litt6rature pourrait-il &re aussi un discours qui rende compte du r6el? Ce paradoxe et cette question supposent eux-m~mes un jeu de substitution de leurs termes : la pens~e d'une propri6t6 de la litt6rature qui en ferait une repr6sentation d'elle-m~me ne va pas sans la pens6e de son contraire; l'une et l'autre pens6es jouent mutuellement en une mani~re de renvoi qui fait que toute pens6e de la litt6rature, celle d'une repr6sentation d'elle-mSme, celle d'une repr6sentation de tout autre chose, est simultan6ment pens6e de cette autre pens6e.
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I. Rappeler ces dualit6s n'est pas geste gratuit. Ces dualit6s ont une arch6ologie lisible dans ce que dit Bergson de l'histoire, de l'image, de la litt6rature, et qui va au-del~ du rapport, usuellement retenu de Bergson, entre intuition et cr6ation (en particulier litt6raire), entre simultan6it6 et dispositifs artistiques (en particulier litt6raires), entre m6moire et entreprise d'expression esth6tique (en particulier litt6raire). Cette arch6ologie n'entend pas d6signer un paradigme de la pens6e contemporaine de la litt6rature. Cette arch6ologie entend d6signer le n~eud du d6bat critique qui pr6vaut depuis un si~cle, et pr6ciser les termes antinomiques qui sont les conditions de ce d6bat. Le rappel, dans ces conditions, de Bergson semblera d'autant plus paradoxal que celui-ci ne consacre que de tr~s rares d6veloppements sp6cifiques ~ la litt6rature. Quelques lignes sur prose et po6sie dans L'Evolution cr~atrice, quelques pages, ~ l'occasion du rappel de Hamlet et du th6atre, sur la cr6ation du possible par le r6el dans La Pensde et le mouvant ; des pages plus nourries, dans Les Deux sources de la morale et de la religion, sur la fonction fabulatrice de la litt6rature et sur l'imagination. L'Essai sur les donn~es immddiates de la conscience, Mati~re et m~moire, que la critique litt6raire, qu'il s'agisse des 6crivains ou des essayistes, a le plus fr6quemment cit6s, ne pr6sentent aucune r6f6rence ~t la litt6rature. Il reste cependant remarquable que les notations de Bergson s'attachent au probl~me de la diff6renciation formelle, de la fabulation ou de la fiction, de l'imagination et de la repr6sentation, et que, dans le cours d'expos6s philosophiques plus larges, elles retiennent quelques-uns des points essentiels du d6bat critique moderne et les placent sous le signe d'un refus de la pens6e de la dualit6 ou du dualisme. Ainsi de la diff6renciation forrnelle. Distinguer prose et po6sie n'est pas seulement les diff6rencier par une reconnaissance qui est d'abord d'ordre perceptif, puis, pour justifier cette diff6renciation, prater ~t la prose et ~t la po6sie un substrat commun, cela h quoi se surajouteraient la prose et la po6sie, mais savoir que ~ la n6gation
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de l'une [prose ou po6sie] consiste dans la position de l'autre prose ou po6sie ~ (L'Evolution cr~atrice, p. 223). Ainsi de la fabulation et de la fiction. Fabulation et fiction sont sans doute des irr6els. I1 importe cependant moins de les placer dans un rapport de rupture avec le r6el que de noter qu'elles supposent, pour celui qui pratique la fabulation, la fiction, le d6faut de coincidence avec lui-m~me, et que ce d6faut de co~'ncidence est fonctionnel dans la mesure oi~ il est la libert6 m~me du sujet. Ce d6faut de coincidence ne s'accompagne pas n6cessairement d'une identification hallucinatoire ~ la fiction, ~ la fabulation - - en ce sens, la fiction n'est pas le r~ve - - ; il permet de mettre en 6vidence certains jeux de l'esprit, qui d6finissent la fonction de la fiction. Ainsi de l'imagination. La d6finition qu'en donne Bergson est une d6finition mineure. L'imagination, la facult6 de susciter des imagines, n'appelle pas la d6finition d'une facult6 g6n6rale, telle que la propose la psychologie, et qui renvoie aux ~ diverses op6rations [qui] ne sont ni perception, ni m6moire, ni travail logique de l'esprit ~ (Les Deux sources de la morale et de la religion, p. 111). I1 convient de consid6rer l'imagination strictement suivant l'aptitude h faire des fables, qui n'implique donc ni la perception, ni la m6moire, ni le travail logique de l'esprit. De ce caract~re soustractif de l'imagination et de la fabulation, Bergson conclut ~ l'absurdit6 de leur exercice. Mais l'absurdit6 ne peut se dire en elle-m~me. Cette conclusion suppose que ce caract~re soustractif se comprenne suivant son oppos6, l'implique, et que la fabulation et l'imagination puissent s'inscrire dans un jeu de substitution avec la perception, la m6moire, le travail logique de l'esprit. I1 est ainsi marqu6 que la fiction est fiction. I1 est encore soulign6 que cela ne suffit pas pour objectiver la fiction. C'est 1~ caract6riser la fiction en une mani~re qui 6claire l'arch6ologie des d6bats contemporains sur la fiction : la reconnaissance de la fiction pour elle-m~me n'entra~ne pas qu'elle soit en elle-m~me opposable ~ ce qui n'est pas la fiction. On sait que la critique contemporaine, dans les diverses th6ories de la fiction qu'elle propose, joue de la reconnaissance de la fiction pour elle-
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m~me et entreprend de corrtler cette fiction ~ ce qui n'est pas elle. En disant l'absurdit6 de la fabulation et de la fiction qu'elle constitue, Bergson dit que fabulation et fiction sont leur propre fait. En disant que par l'exercice de l'imagination, elles n'excluent pas une repr6sentation de la perception, de la mtmoire, de la logique du travail de l'esprit, mais qu'elles ne sont ni la perception, ni la m t moire, ni la logique du travail de l'esprit, Bergson refuse d'entrer dans un jeu de dualit6 de l'imagination, de la fiction et de la fabulation, et de ce qu'elles ne sont pas, et donne ~ lire prtcistment une rtcusation des d6veloppements des th6ories contemporaines de la fiction. Ce jeu de dualit6 est illustr6 dans la critique contemporaine par Wolfgang Iser qui d6finit fiction et fabulation suivant l'alternative qu'elles feraient avec le r~el, avec tout discours et avec tout code auxquels est reconnue une position de rtalit6. Reconna~tre une telle alternative revient ~ substantialiser la fiction et la fabulation et ~ les donner, de facto, comme correctrices du rtel. Or, dans les termes de Bergson, tels qu'ils apparaissent dans Les Deux Sources de la Morale et de la Religion et peuvent encore se lire implicitement dans L'Evolution cr~atrice, fabulation et fiction ne s'objectivent ni selon ce qu'elles ont de ntgatif ou de soustractif, ni selon une quelconque alternative. Le caract~re soustractif de la perception, de la mtmoire, de la logique du travail de l'esprit, et la ntgation du rtel impliquent ~ l'affirmation latente d[u] remplacement [de la fiction et de la fabulation] par une autre chose qu'on laisse de c6t6 systtmatiquement ~ (L'Evolution cr~atrice, p. 295). Par cette seule ~( affirmation latente ~, fiction et fabulation peuvent s'objectiver et cesser d'etre de simples flatus vocis. En d'autres termes, l'impropritt6 - - l'absurdit6 - - de la fabulation et de la fiction ne doit pas ~tre, en elle-m~me, corrigte, ainsi que le sugg~rent les theses contemporaines de l'altemative, mais ~tre consid6rte comme cela qui appelle l'aller et le retour entre elles-m~mes et les discours et les reprtsentations de v6rit6 et de rtalit6. I1 est, par 1~, exclu que la fabulation et la fiction dessinent, de ntcessitt, des mondes possibles. Faire ici l'hypoth~se de mondes possibles, qui est commune dans les th6ories contemporaines, 6qui-
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vaut ~ supposer que le possible peut aller de l'id6e au r6el, ou que le possible peut devenir r6el, que le possible peut ~tre lu suivant sa concordance avec le r6el. Cela 6quivaut, quels que soient les 6carts ou les discordances qui sont not6s entre monde possible et monde r6el, ~ sugg6rer que le monde possible est, in statu nascendi, un monde r6el et qu'il peut prendre la place du monde r6el. Contre la logique de cette caract6risation du possible, telle page de La Pensde et le mouvant anticipe remarquablement sur la r6cusation de la notion d'auteur, caract6ris6 comme un possible d6ductible de l'0euvre et, par l~, reportable sur quiconque, que propose la r6flexion contemporaine sur la litt6rature et qui a 6t6 illustr6 par Borges. Au sens, note Bergson, de possibilit6 de ~( pr6existence sous forme d'id6e )~ (ibid., p. 113), la notion de possible est : une absurdit6, car il est clair qu'un esprit chez lequel le Hamlet de Shakespeare se ffit dessin6 sous forme de possible en efit par 1~ crY6 la r~alit6 : r done 6t6, par d6finition, Shakespeare lui-m~me. En vain vous imaginez d'abord que cet esprit aurait pu surgir avant Shakespeare : c'est que vous ne pensez pas ~ tousles d6tails du drame. Au fur et ~ mesure que vous les compl6tez, le pr6decesseur de Shakespeare se trouve penser tout ce que Shakespeare pensera, sentir tout ce qu'il sentira, savoir tout ce qu'il saura, percevoir donc tout ce qu'il percevra, occuper par cons~:quent le mSme point de l'espace et du temps, avoir le m~me corps et la m~me ,~me, c'est Shakespeare lui-m~me.
(Ibid., p. 113)
Il est assur6 que la fiction th6matise le possible ainsi compris; cette th6matisation n'est pas cependant d6finitoire de la fiction dans les termes de Bergson; le serait-elle qu'il faudrait dire le primat de la loi de la fiction sur le r6el m~me. En dissociant fiction, fabulation, et possible, mondes possibles, Bergson contraint, de fait, pr6ciser la fonction de la fiction : la fiction et la fabulation ne sont pas le r6el; elles sont dans le r6el; elles supposent un d6faut de co'incidence du sujet avec lui-m~me; elles appartiennent cependant pleinement au sujet; elles sont donc fonctionnelles relativement ~t l'agissement et au travail du sujet dans le r6el. Ainsi de la repr6sentation. Elle est sans doute repr6sentation de quelque chose, mais elle ne se comprend que relativement ~ la perception et au souvenir, qui sont ~ la lois des donn6es corr616es et
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des donn6es substitutives. Bergson ne pr6sente pas ici de notations qui concement directement la litt6rature. I1 laisse cependant lisible le rapport de repr6sentation ~ fabulation. Il pose explicitement le probl~me de la pertinence de la perception, du souvenir, de la repr6sentation. Il note que la repr6sentation, la perception supposent une reconnaissance de la dignit6 propre du r6el, sans que soit pour autant r6cus6e la subjectivit6 de la perception qui ne peut cependant s'identifier ~ un jeu d'hallucination. Le jeu est encore ici un jeu de substitution : je per~ois le monde en moi-m~me, mais cela n'exclut pas la pr6sence du monde. Le paradoxe vaut pour le statut de la repr6sentation litt6raire qui n'est qu'elle-m~me et qui cependant ne va pas sans la supposition de son autre. I1 est remarquable qu'un 6crivain contemporain, Paul Auster, revienne ~ Bergson et son approche de la perception et de la repr6sentation, pour caract6riser le paradoxe de l'entreprise litt6raire : En 1994, j'ai retrouvr un vieux cahier du temps oil j'~tais ~tudiant. [...] Une citation [citation de l'Essai sur les donn~es imm~diates de la conscience] m ' a particuli~rement troublr <
~J'avais dix-neuf ans et cela continue d'etre ma philosophie. Mes livres ne sont rien d'autre que le d6veloppement de cette constatation (Paul Auster, La Solitude du labyrinthe, p. 72).
I1 reste encore remarquable que les ouvrages qui ne portent pas de r6f6rences litt&aires n'appellent pas tant une relecture - - celle qui a r162le plus souvent pratiqu6e - - qui irait en parall~le avec la cr6ation litt6raire du d6but du si~cle et des ann6es 1920, qu'un examen suivant la pertinence qu'ils sugg~rent ou permettent de prSter h la litt6rature. Cela revient pour l'essentiel h considr le statut de l'imagination et de la repr6sentation temporelle en un jeu qui, dans le contexte contemporain du traitement du rapport de l'imagination, de l'image et de la convenance de l'image, du rapport du temps et du r6cit, reste original et n'exclut pas une stricte concordance avec certaines donnr de l'esth6tique et de la critique litt6raires - - tout ce qui identifie la crr litt&aire hun intuitionnisme - - , en m~me temps qu'est marqu6e une nette discordance avec les interpr6tations <~temporelles >>du rr Si la repr6sentation et la
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m6moire sont indissociables d'une repr6sentation lin6aire du temps et si toute repr6sentation du temps est une repr6sentation du temps qui se fait et se d6fait, l'hypoth~se mSme d'un r6cit qui jouerait d'un monde narrant et d'un monde narr6, d'une totalisation temporelle par le fait qu'il est r6cit et deviendrait ainsi une interpr6tation du temps du sujet et du temps des hommes c o m m e agents, dans le jeu mSme de sa lin6arit6, est vaine, ou traduit seulement le transfert, dans le domaine et l'analyse du r6cit, des cadres de la pens6e spatialisante et analytique. Ces theses pr6sentent une constante : elles d6finissent les termes et les questions dominantes de la litt6rature sans doute en euxm~mes, mais elles r6cusent que cela suffise ~ objectiver la litt6rature, particuli~rement dans son aspect repr6sentationnel et dans son aspect fictionnel. La litt6rature ne s'objective que par la pens6e de son autre qu'elle ne recueille ni n'objective. C'est l~t r6p6ter que la litt6rature ne cesse de se faire ou de se d6faire - - ou elle ne peut &re pens6e que selon ce jeu. C'est 1~ sugg6rer que l'histoire de la litt6rature est ~ l'image de l'histoire de l ' h o m m e - - de l'6volution de l ' h o m m e - - : l'histoire de la litt6rature peut 8tre lue c o m m e celle de la litt6rature r6alis6e et celle de la litt6rature qui se fait, et de l'ordre que fait cette histoire, mais aussi c o m m e l'interruption constante de cet ordre. Cette continuit6 et cette interruption sont l'indice que la litt6rature est voulue. Aussi voulue soit-elle, son objectivation est paradoxale : il suffit de r~p6ter ce qui a 6t~ dit de la diff&enciation formelle, de la fabulation et de la fiction, de la repr6sentation, des repr6sentations temporelles du r6cit. La source premiere, dans la r6flexion de Bergson, de la caract6risation d'un tel statut de la litt6rature est indissociable de l'identification de la litt6rature ~ la fabulation et ~ la fiction, qui ne sont pas propres ~ la litt6rature et dont la premiere expression, dans l'histoire, est la religion. Fabulation et fiction sont, par d6finition, libres. Elles sont une r6action au pouvoir analytique, dissolvant de l'intelligence, et des repr6sentations qui vont contre l'in6vitable repr6sentation de la mort. Cela se pr6cise ais6ment. Aussi peu
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objectivables qu'elles soient en elles-m~mes, la fabulation et la fiction sont le jeu de tout ce que suppose cette r6action au pouvoir analytique, dissolvant, de l'intelligence : elles exposent, par lh, le jeu de la repr6sentation hors d'une stricte repr6sentation spatialisante et calculante; elles d6montrent par 1~ - - parce qu'elles sont libert6 et inventions arbitraires - - le mouvement qui va contre le poids de la r6alit6, en un geste que Bergson sp6cifie : Consid~rons toutes les lettres de l'alphabet qui entrent dans la compositon de tout ce qui a jamais 6t6 6crit : nous ne concevons pas que d'autres lettres surgissent et viennent s'ajouter ~ eelles-l~ pour faire un nouveau po~me. Mais que le porte cr~e le po~me et que la pens~e humaine s'en enrichisse, nous le comprenons fort bien : cette cr6ation est un acte simple de l'esprit, et Faction n'a qu'~t faire une pause, au lieu de se continuer, en une cr6ation nouvelle, pour que, d'elle-m~me, eUe s'~parpille en mots qui se dissocient en lettres qui s'ajouteront ~t tout ce qu'it y a d~j~ de lettres dans le monde. (L'Evolution cr~atrice, p. 240)
En d'autres termes, cette fabulation et cette fiction, qui sont imagination et, en ce sens, libres de la perception, de la m6moire, du travail logique de l'esprit, engagent les ressorts communs de l'esprit. La question de l'imagination est, de fait, reportable sur les jeux de la repr6sentation de la m6moire, de la temporalit6. Aussi libre que soit l'imagination, elle dispose encore la figure de ces jeux. Ces jeux, qui n'appartiennent pas en propre ~t la litt6rature, en deviennent les interpr6tants dans la mesure m~me oi~ l'invention de la litt6rature - - cette invention que dit L'Evolution cr~atrice - est invention selon ce qu'ont de caract6ristique la r6alisation d'images, l'exercice de la m6moire, et l'exp6rience temporelle, qui vont elles-m6mes contre le pouvoir dissolvant de l'intelligence et contre l'in6vitable repr6sentation de la mort. Que cela vienne, dans les termes de Paul Auster - - ~t travers une citation de l'Essai sur les donn~es imm~diates de la conscience - - , au paradoxe d'un solipsisme qui ne peut se conclure en solipsisme, traduit l'indissociable de la conscience - - d a n s l'exercice de sa libert6 m e t du monde. Cet indissociable allie remarquablement l'artifice de l'exercice de l'esprit - - 61aboration d'images, jeu de la m6moire, du
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temps et de la repr6sentation - - , l'artifice de la fabulation et de la fiction, et la pertinence commune de ces artifices. La trace de cette r6flexion de Bergson se lit ~ travers divers donn6es de la critique tout au long de ce si~cle. Alain - - il suffit de citer Les Propos de Littdrature, et particuli~rement ce qui est dit l~t sur la ~ La po6sie et le temps ~, sur ~
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II.
I1 faut consid6rer h nouveau la fabulation. La fabulation et la fiction ne sont qu'elles-m~mes. Elles sont parentes du r~ve et de la r~verie. Elle sont cependant un calcul explicite sur le fantasme, entendu tr~s simplement comme une reprr une representation imaginaire. Pour revenir h Bergson, il suffit de considCrer Alain. Que la littCrature soit arbitraire cela se dit par sa construction, qui suppose pens6e, organisation, r~verie. Mais ainsi noter, comme le fait Alain, l'arbitraire de la fabulation et de l'action, c'est encore marquer deux choses : la pens6e est ici repr6sentation d'une action, de quelque chose - - il faut dire la description - - , d'un monde int6rieur, celui d'un sujet, qui peut &re proche d'une figure autistique (cela n'est pas une terminologie d'Alain). Cette pens6e laisse entier le droit de la r~verie, dit Alain, de la fabulation, de la fiction. Ce qu'il faut exactement comprendre : il n ' y pas lh tant le dessin de la pens6e pour elle-m~me que le dessin d'un exercice de la pens6e et d'une repr6sentation, d'une imagination sans causes extr Ce d6faut de causes ext6rieures se pr6cise encore h travers le mot de puissance qu'Alain applique au roman, au r6cit, qu'il peut Cgalement appliquer ~t la po6sie, qu'il caract6rise alors comme le ,~ mouvement ~ du mot et du rythme, qui retient ,~ l'attention ~ et ~ sans retour emporte l'auditeur avec le po&e ~. Cette prose, cette po6sie vont contre toute m6canique ou tout m6canisme (Systdme des Beaux-Arts, pp. 307, 321,329). Les arguments sont ici remarquables qui font de la littr sa propre donn6e et la d6finissent suivant l'r d'une image, particuli~rement lorsqu'il s'agit de la description et de la repr6sentation d'une action, comme ce qui va contre la simple causalit6, contre le simple solipsisme - - puisque le mouvement de la litt6rature est mouvement commun - - , et qui proc~de suivant la variation de la repr6sentation. Cela se dit chez Alain selon les variations, par exempie, de la repr6sentation d'une ville chez Balzac et Stendhal. I1 y a 1~ de fait la reprise, chez Alain, de la caract6risation de l'image par Bergson, qui est jeu du cerveau m~me, mais cerveau dans le monde,
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et, en cons6quence, hors du pouvoir de l'6tendue, hors de la repr6sentation de l'6tendue, intensit6 en elle-mSme, - - cela se lit chez Alain dans les termes de puissance et de mouvement - - , variation libre et fonctionnelle. Il peut y avoir plusieurs images d'une m~me chose, d'une mSme action. Cela suppose sans doute unjeu du point de vue. Mais l~t n'est pas l'essentiel. Est essentielle la variation; et essentielle sa fonctionnalit6 : pr6cis6ment, faire de l'image comme le mime de la multiplicit6 de la perception, et donc utiliser litt6rairement l'image comme cela qui a un objet commun, et qui ne d6signe cette communaut6 que par la multiplicit6 distincte des images. C'est retrouver, une fois de plus, Bergson et sa d6finition de la perception et de l'image. Mais cette d6finition est l~t affect6e de ce qui est l'indice m~me de l'artifice de la fiction et de la fabulation : ce jeu de l'image est indissociable de la pens6e, qui n'est elle-mSme que le moyen de faire courir les images avec l'action, des images dou6es d'un mouvement comme l'action, et par 1~ convergentes. I1 est remarquable que, chez Alain, la repr6sentation spatiale - - il faut ici r6p6ter les 6vocations de villes - - ne soit pas rapport6e ~ ce qui peut ~tre dit la repr6sentation de l'6tendue, mais que cette repr6sentation est une avec le mouvement mSme du repr6sentant, sans que ce qui peut 8tre l'objectivit6 de l'image soit d6faite. L'objectivit6 de l'image r6sulte de la satisfaction de deux conditions : le rapport de l'image ~ la pens6e qui va de la repr6sentation de l'action ~t elle-mSme, et la convergence que dessine la multiplicit6 des images. Ces deux conditions font de l'image, dans le texte m~me, comme une donn6e de la conscience de celui qui est suppos6 percevoir les choses, les actions, de celui qui agit et qui pour agir ne cesse de percevoir. Au lecteur, cette image appara~t comme une donn6e de sa propre conscience. I1 n ' y pas l~t lieu de parler d'une mani~re d'irr6alisation - - pour reprendre le terme sartrien - - du lecteur par la lecture du texte. I1 y a simplement lieu de dire que la lecture est une r6alisation actuelle des conditions, de la perception de l'image. R6alisation, sans doute, dans et par la fabulation et la fiction. R6alisation qui ne d6fait pas la conscience que le lecteur a de la fabulation et de la fiction. I1 convient de
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rappeler le jeu de la pens6e que la lecture prend en charge. Mais ce jeu de la pens6e, qui est r6cusation d'une captation par l'6tendue, est l'occasion de la repr6sentation libre de la perception. Et donc de toute perception du r6el. La fabulation et la fiction, qu'il s'agisse de la prose ou de la po6sie, font de l'image ce qui est indissociable de la repr6sentation d'un cerveau dans le monde - - en une reprise ici de la formulation de Bergson. I1 est ais6 de conclure que la fabulation et la fiction, libres par d6finition, sont figures de la libert6 de la perception, de la libert6 de l'image qui se fait, qui est fonctionnelle pour Bergson, comme elle est fonctionnelle dans sa repr6sentation qu'en donne la litt6rature suivant les termes d'Alain. Fonctionnelle, pour Bergson, parce qu'elle est perception de celui qui agit; fonctionnelle pour Alain, parce que, dans la fabulation et dans la fiction, l'image est ipso facto repr6sent6e dans le mouvement des actions : ~ [les images] accourent, apparaissent, disparaissent autour de l'homme qui agit ~ (Syst~me des Beaux-Arts, p. 330). La fiction et la fabulation sont, sans doute, des libert6s de l'homme, et des irr6els. Elles sont 6galement pertinentes - - telle est la conclusion qui s'impose de cette lecture crois6e de Bergson et d'Alain - - , non par ce qu'elles repr6sentent, mais par le statut qu'elles prStent h l'image. Que Bergson consid~re l'image hallucinatoire - - le rSve - - comme une image de moindre int6r& r6sulte du fait qu'elle ne met pas en jeu la fonction de l'image, ni l'explicite de sa constitution, et qu'elle n'est pas rapport avec le monde ext6rieur. Aussi dire de la fiction et de la fabulation qu'elles sont r~verie, ainsi que le disent Bergson et Alain, commande de pr6ciser le statut et les conditions de cette rSverie. L'image hallucinatoire n'est qu'image int6rieure, exactement image qui appartient ~ l'homme qui dort, celui qui ne pergoit plus, celui qui, dans l'exp6rience de cette image, ne sait plus ce qu'est former une image. I1 y a 1~ la n6gation de ~ la vie int6rieure ~, dans les termes d'Alain (Syst~me des Beaux-Arts, p. 322), des donn6es imm6diates de la conscience, dans les termes de Bergson. Chaque fois, il est fait l'hypoth~se, dans les termes d'Alain, que ~ La vie int6rieure, qui serait mieux appel6e la pens6e individuelle, sup-
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pose donc un point de rue sur ]e monde et des fen~tres ouvertes >~ (Syst~me des Beaux-Arts, p. 323). Il va de soi que la fiction et la fabulation se donnent de tels points de rue, qui peuvent ~tre imaginaires, imagines - - ne pr~vaut pas ]h la notation d'un jeu r6f6rentiel. II vaut mieux dire que, dans la fiction et la fabu]ation, la pens~e expose pour lui-m~me le jeu de la perception et de l'image. Cette pens6e, cette exposition, cr jeu font pr~cisdment la fiction et la fabulation. Si l'on lit donc tr~s litt6ralement Bergson et Alain, il est propos6 une d~finition de la fiction et de la fabulation, qui ne peut se r6sumer il cela que notent d'abord Fun et l'autre - - elles sont inventions fibres d'images et de r~cits. Cette invention fibre, si elle doit conserver une pertinence, si elle doit ~tre autre chose qu'une imagination livr6e il elle-m~me et qui, parce qu'elle est livr6e h elle-m~me, est une imagination r~duite il ses images et, s'agissant de litt~rature, une fiction et une fabu]ation r~duites ~t leurs propres mots, donc, cette invention fibre est le mime, en pens~e, en 6criture, de la constitution de l'image et de la pens6e ~t partir de l'image, c'est-ii-dire il partir de la representation de la perception et de l'exercice des sens. Il n'y a pas n~cessairement d'objets (r~els) de la fiction et de la fabulation. Hormis l'image hallucinatoire, il y a certainement une objectivation possible de la fiction et de la fabulation. Plus exactement, l'une et l'autre ont une fonction d'objectivation, celle de la perception et de la formation de l'image, de mani~re indissociable de la representation de Faction et de l'exercice de la pens~e. Qu'il soit chaque lois dit que fiction et fabulation sont des variations libres sur cette representation de la perception, de l'image Bergson - - , ou qu'elles sont ins6parables du fibre arbitre pr~t6 au personnage, c'est-~-dire de sa facult6 de dire non - - Alain - - , traduit que cette libert~ est la condition de ce qui fait que la fiction et la fabulation sont objectivables : elles sont objectivables parce qu'elles laissent de c6t~ syst~matiquement la contrainte immediate du r6el, la pens6e de l'6tendue, qui interdiraient une telle representation de l'image. Tr~s remarquablement, dans ces conditions, la fiction ne feint nile monde, ni elle-m~me; elle ne se donne pas
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pour un ~ d6sajustement ~ choisi. I1 faudrait noter qu'ici toute pensee de la fiction est en reste. Cette pensEe, indispensable pour Elaborer la representation de l'image, est une pensEe qui ne peut finalement rendre compte de l'image, et qui, parce qu'elle est reste, peut poursuivre avec de nouvelles representations de la constitution de l'image. Par comparaison avec les propositions de la critique contemporaine, ces caractErisations de la fiction et de la fabulation prEsentent l'originalitE de ne pas identifier fiction et fabulation ~i un jeu de mimesis et de dEfamiliadsation, ni au seul geste de la poeisis, ni ~ une invention symbolique qui vaudrait pour ellem~me. Cette comparaison exclut de confondre fiction et fabulation avec une fantaisie qui n'aurait d'autre raison qu'elle-mSme, et qui serait son propre ordre et son propre dEsordre. Fiction et fabulation sont sans doute poeisis, fantaisie, mais elles ne le sont pas essentiellement si l'on entend dire leur fonctionnalitE. Elles ne peuvent se caractEriser par un implicite jeu d'alternative comme le suppose la notation de la mimesis et de la dEfamiliarisation. I1 convient de prSter ~t la feinte de la fiction et ~t l'invention libre de la fable une finalitE spEcifique : ~tre la mimesis de l'esprit percevant et produisant des images, par le biais d'un travail de l'esprit qui exclut la logique du travail de l'esprit tournE vers la seule connaissance analytique. On comprend darts ces conditions, qu'identifier l'influence littEraire de Bergson ~ la reprise de la notation de l'intuition, que propose l'Essai sur les donn~es imm~diates de la conscience, et ~t la reprise de ce qui est l'expErience interne de la subjectivitE - - durEe, perception libre, sentiment du monde intErieur - - est considErablement rEduire la portEe des indications, fussent-elles disparates, sur la littErature chez Bergson. Jouer de Bergson et, en une mani~re de commentaire d'accompagnement, d'Alain, revient, dans l'identification de la littErature ~ la fiction et ~t la fabulation (ce qui est une identification tr~s moderne), ~ faire de la litttrature ce qui transcende le partage des discours, ce qui est hors un pouvoir de l'analogie qui reviendrait en propre au langage, ce qui est hors du simple pouvoir de l'0euvre, aujourd'hui identifiE la sortie du monde, ~ la sortie de la representation - - cela qui
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entraine que l'ceuvre ne puisse plus &re mSme son propre monde - - , ~ d6finir la litt6rature comme ce qui corr6166 de mani~re quasiment premiere le pensable et le visible, contre toute analogie, mais selon le r6glage de la repr6sentation qui nous tient ensemble. Ce r6glage qui n'est que le moyen de revenir/t l'expos6 des conditions de la perception et de l'image. Supposer que la litt6rature ne nous fassent revenir qu'aux mots, s'entend alors doublement : les mots de l'arbitraire et de l'artifice de la fiction et de la fabulation; les mots qui font reste, qui retournent ~ la disparit6 des mots, ainsi que le note Bergson, lorsqu'est manqu6, par l'6crivain, par le lecteur, ce r6glage de la repr6sentation. Privil6gier la repr6sentation n'est pas n6gliger le r6cit, impliqu6 par la notation de la fabulation, ni ignorer les autres genres de litt6rature, la po6sie, le th6atre, mais sugg6rer que, quel que soit son genre, la litt6rature est selon ce r6glage et selon lessens. Que la litt6rature s'6crive ~t partir de la conscience de la mort, contre l'in6vitabilit6 de la conscience de la mort, ~ partir de la r6cusation de la pens6e analytique, fait qu'elle tire sa valeur du discernement qu'elle fait, dans son artifice, dans sa fiction, des conditions de l'image et de la perception. Les conditions de la litt6rature sont donc les conditions de la repr6sentation, caract6ris6es hors de la contrainte de l'objet et comme cela qui va contre ce qui empSche la reconnaissance de l'exercice de la perception et de l'image en luimSme. Ainsi toute repr6sentation, dans la fiction, dans la fabulation, est-elle une repr6sentation au pr6sent, qui salt sa fable, qui sait son immanence, qui sait sa possible d6composition si ses conditions ne sont pas reconnues, qui sait sa discontinuit6 dans son exposition litt6raire parce qu'elle est constamment en j eu avec r expos6 de la pens6e, parce qu'elle est selon la multiplicit6 distincte de l'image. Alain note cette sp6cificit6 de la repr6sentation litt6raire et de l'image qu'elle porte, en soulignant que l'image vaut pour ellem~me, que l'effet d'apparence, que peuvent d6velopper la fiction et la fabulation, est selon l'imagination, et que l'on n'imagine pas ~ autrement que par les actions distinctes des choses autour de
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nous ~) (Propos de littdrature, p. 81). Comme l'imagination est une imagination incarn6e, l'image est selon l'6motion du corps - - ce qui veut dire du sujet qui per~oit, imagine, fabule et se sait dans le monde. L'exercice litt6raire de l'image est, sans doute, exercice r6f6rentiel, mais, plus exactement, exercice de la figuration de l'adaptation de la perception qui est, dans les termes de Bergson, sa propre recomposition. L'image et l'imagination litt6raires sont moins, dans ces conditions, une d6r6alisation que l'aveu sp6cifique de l'apparence sensible et toute vraie, qui joue comme jouent la variation, la multiplicit6 de la perception : [...] l'artiste nous d6tourne de consid6rer la chose en face, qui se dissoudrait comme font les fant6mes, et nous entra~ne vers d'autres pens6es. Ainsi l'6v6nement r6el ofl il a pris ses fictions se trouve transpos6, ce q u ' o n ne voit jamais 6tant le r6el de la fiction, et au contraire ce que l'on a pu voir 6tant savamment r6duit au souvenir d'une ombre, qui est l'ombre d'une ombre. (Propos de littdrature, p. 126)
Ainsi, Jean Paulhan fait-il, dans Progrds en amour assez lents, suivant une logique qu'il d6crira, plus tard, comme une critique du pouvoir de repr6sentation pr&6 au r6cit et au roman, un r6cit d'amours qui est exactement le r6cit des perceptions, des images de divers amours. Le jeu sur l'amour, qu'expose le personnage narrateur, est jeu sur la repr6sentation de soi-mSme et d'autrui, sur l'image de soi et d'autrui, repr6sentations, images variables non point par quelque exercice de doute ou de d6construction de la repr6sentation ou de l'image, non point par quelque inaptitude reconnue/~ la repr6sentation e t a l'image/~ totaliser leur objet, mais par leur nature m~me de repr6sentation et d'image : l'aveu de l'apparence sensible, l'aveu de sa v6rit6 - - il y a bien eu des amours consomm6s - - ne peuvent rien contre la variation de l'image et de la repr6sentation, et qui est dite par le jeu des repr6sentations de l'amour et par l'incertitude de l'amour. I1 n'est pas assur6 que l'amour soit incertain; il n'est pas assur6 que la certitude l'amour soit l'assurance de l'amour, car, comme l'indique le titre du r6cit, Progrds en amour assez lents, ce qui se dit de l'amour est ambivalent m progr~s en amour trop lents ou suffisament lents ? Cette
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pens6e de l'amour n'est que la fable n6cessaire pour accompagner le jeu de la repr6sentation qui est la variation m~me, toujours actuelle, et d6velopp6e, de la perception et de l'image de l'amour. Cette variation est possible et in6vitable parce que toute repr6sentation est une image isol6e I on retrouve ici l'exacte d6finition de la repr6sentation selon Bergson - - , et parce que la reconnaissance et la possibilit6 de la repr6sentation sont dans l'encha~nement des images suivant non pas une n6cessit6 mais suivant la fable qui coud cette variation. Le narrateur, qui est aussi l'agent de l'action, doit d'autant plus marquer son i solement que cet isolement est la figure de la s6rie des images isol6es de l'amour, que le r6cit corr616e pour dire seulement cette s6rie. La fabulation est l'encha~nement de la fiction qui n'est elle-m~me que la s6rie des repr6sentations. L ' o b jet de la repr6sentation peut ~tre r6duit, dans les termes d'Alain, ~t une ombre. I1 n'y a pas l~t quelque n6gation du r6f6rent. L'image aussi r6f6rentielle qu'elle soit est en elle-mSme autonome, pr6cis6ment parce qu'elle est image du monde et image que porte le sujet. Cela fait, dans la perception, dans l'image, darts la repr6sentation, le d6faut de coincidence du sujet avec lui-mSme, ainsi que le montrent Progr~s en a m o u r assez lents, ainsi que le fait exemplairement toute fabulation. Cela fait encore que toute image et toute repr6sentation sont en elles-mSmes diff6rentielles, et que la fabulation porte cette repr6sentation, ces images, de mani~re en quelque sorte contradictoire : la fable expose et corr~le, mais elle ne peut le faire que diff6rentiellement. I1 faut encore rappeler le titre de P r o g r ~ s en a m o u r assez lents. L'insistance que met Alain ~t indiquer l'indissociable de la repr6sentation et de l'6motion, les notations que propose Jean Paulhan sur le sentiment amoureux, sont la reprise exacte de ce que dit Bergson de la perception et de la repr6sentation : elles sont aussi affects i l'affect n'est que l'explicite couture du monde ext6rieur et du monde int6rieur. C'est pourquoi, darts les termes d'Alain, l'6motion suppose l'image et l'objet ext6rieur. C'est pourquoi, darts Progr~s en a m o u r assez lents, l'6motion de l'amour, caract6ris6e comme quasi solipsistique, suppose la perception, l'image de l' amour. La reprise de Bergson commande
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de lire, dans Progrbs en amour assez lents, le monde du sujet, aussi clos qu'il se donne, comme le t6moin du monde du dehors. Jean Paulhan joue de cette hypoth~se ~ la fois pour sugg6rer un personnage qui fait l'exp6rience de l'amour et reste incertain de cette exp6rience, et dont l'incertitude, qui est une forme de l'6motion, est bien le signe de l'image, de la repr6sentation, de la perception de l'amour. L'amour est 6nigmatique par sa seule r6alit6. Le jeu d'incertitude ne traduit pas la d6construction ou l'incertitude de l'objet. Ce jeu, constitutif du rapport au monde du sujet, est aussi la preuve de la pl6nitude du sujet. Les cons6quences d'une telle approche de la fiction et de la fable sont particuli~rement lisibles dans les caract6risations du temps et de la m6moire. I1 ne s'agit pas ici de revenir tt un expos6 philosophique des theses de Bergson, mais d'examiner ce fi quoi elles obligent et ce qu'elles excluent en matibre de caract6risation de l'exercice litt6raire, Le r6sum6 du statut de la repr6sentation, tel qu'il est repris par Alain ~i propos de la litt6rature : D'un c6t6, la premiere apparence de l'objet est conserv6e, car c'est l'id~e pratique, l'id~e d'artisan qui change l'apparence. D'un autre c6t~, ces apparences exprimentdirectementles affections: tout monstreest langageet symbole. (Propos de litt~rature, p. 136), indique explicitement que la repr6sentation litt6raire est, en quelque sorte, une mani~re de monstre parce que, dans le jeu de la repr6sentation et de l'affect, viennent le temps et la m6moire. Si la perception, l'image, la repr6sentation supposent une dur6e, celle qui permet d'articuler lejeu du dedans et du dehors, la reprise m~me de la perception, de l'image, de la repr6sentation suppose, d'une part, la m6moire, qui n'est pas seulement souvenir (le ~ souvenir romantique ~, dit Alain), ni la figure de ce visage tourn6 vers le pass6, mais la conscience du pass6 qui fonde l'id6e que ~ tout est possible hors ce qui sera ~ (Propos de litt~rature, p. 135), et, d'autre part, le temps qui n'est pas seulement selon une repr6sentation lin6aire - - ce qu'Alain formule en une r6p6tition quasi litt6rale de Bergson :
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JEAN BESSIF~RE Tout mouvement est dans le temps. Mais le temps n'est point mouvement. Un mouvement va d'un lieu ~t l'autre [...]. Or le temps ne s'61oigne point d'une chose et ne se rapproche point d'une autre. Le temps ne voyage point d'un lieu ~ l'autre, bien plutrt il fait son voyage ~ la fois en tousles lieux. [...] les choses consid~r~es sous le rapport du temps sont ~ distance nulle. (Propos de litt~rature, p. 133)
Ces reprise lapidaires de Bergson invitent ~ rappeler ce que prrcise Bergson : le temps peut sans doute &re dit suivant une linraritr, suivant une disposition spatiale, il est aussi un point de vue, une simultanritr, une multiplicit6 distincte; la reprrsentation est, sans doute, toujours singuli~re, mais elle est indissociable d ' u n e certaine grnrralit6 pour le sujet; la mrmoire permet l'articulation de cette singularit6 et de cette grnrralitr, et de dessiner la s o m m e toujours actuelle que porte l'exp6rience de la durre. Ces reprises lapidaires sugg~rent un paradoxe de la fiction et de la fabulation : s'il n'est essentiellement de fiction et de fabulation que par le rappel du caract~re agissant de l'homme, ce caract~re qui introduit la reprrsentation de la perception, de l'image, de la mrmoire, par cette reprrsentation, la fiction et la fabulation entrent dans une mani~re de trratologie de l'action, de la repr6sentation de l ' h o m m e m~me, sans qu'il y ait la suggestion d'une quelconque pathologie. La fiction et la fabulation sont ainsi la remise en cause de toute possibilit6 de rrcit, au sens oO celui-ci serait la reprrsentation, fQtelle complexe, d'une action et de son temps suivant un jeu de causes et d'effets. Elles deviennent, comme le note Alain, un jeu sprcifique sur le temps dont la porsie et le roman donnent une exacte idre. Porsie : ainsi, ~tpropos du <~de Lamartine : <(Propos de litt~rature, p. 132). C'est 1~ marquer le caract~re intrrieur du temps - - la durre - - , qui fait que le souvenir est toujours autre que son souvenir, et que le sens de l'avenir est cette altrration paradoxale du souvenir. Roman : toute repr6sentation est une reprrsentation a c t u e l l e - - donc conjecture en elle-m~me, au regard de ce que sera la reprrsentation
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suivante, donc dessin d'un avenir ouvert, comme le montrent Stendhal et Tolstoi', d'un <>(Propos de littdrature, p. 135). Le monde n'est jamais sans doute comme on le croyait; il est cependant selon la m6moire, et dessine ainsi un temps ouvert et un temps comme d6j~t d6fini suivant l'omnipr6sence de la m6moire : <>(Propos de littdrature, id.). Cela n'exclut pas la continue repr6sentation d'images en formation, qui n'est qu'une mani~re de d6finir la m6moire comme l'entretien continuel avec la pr6sence de toutes choses. Mener Bergson jusque dans la litt6rature revient ici ~ caract6riser triplement fiction et fabulation. Elles sont, d'une part, cet artirice, cette invention arbitraire, qui ont d6j~ 6t6 d6finis. Elles sont, d'autre part, ce qui figure exactement lejeu de la m6moire, le temps. Elles sont enfin ce qui, sur ce jeu, tisse la pr6sence de la perception, de l'image. Fiction et fabulation sont leurs propres signes; elles dessinent la copr6sence d'une repr6sentation m6canique du monde, qui suppose le calcul du temps et du mouvement, et d'une repr6sentation suivant les strates et la g6n6ralit6 de la m6moire et l'ins6cable de la dur6e, et figurent le passage d'une repr6sentation l'autre. Comme le sugg~re Alain, cela fait d'abord de la fiction et de la fabulation un jeu d'apparences, puisque fiction et fabulation ne donnent pas d'abord la raison des apparences - - il faut revenir la m6moire et aux conditions de l'image. Cela fait enfin que la fiction et la fabulation, quelles que soient leurs formes, po6sie, r6cit, roman, ne peuvent ~tre un compte rendu du devenir du sujet, un compte rendu de l'histoire, ni un jeu herm6neutique sur le temps et la m6moire. Fiction et fabulation sont essentiellement la repr6sentation des choses ~ distance nulle parce qu'elles sont consid6r6es sous le rapport du temps, suivant la simultan6it6 paradoxale de la m6moire, et dans le rappel de la dur6e, et de la m6canique de l'6tendue et de la vie sociale.
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III. Cette lecture litt6raire de Bergson est importante. Elle propose, au tournant du si~cle, en allant bien au-del~ des banalit6s sur la litt6rature du courant de conscience, une justification de la fiction et de la fabulation qui maintient un paradoxe : le sujet humain est certain; il n'entre cependant dans lejeu de la fabulation et de la fiction qu'en se multipliant suivant le temps et la m6moire, suivant les conditions de toute repr6sentation. D~s lots, le r6cit qui entend ~tre la composition du temps est vain, comme est vaine toute reprise interpr6tative du temps ~ travers le r6cit. En une autre formulation : le sujet est donn6 dans le temps et dans la m6moire; il ne se construit pas par la figuration du temps et de la m6moire. Ce d6faut de construction doit 8tre lu litt6ralement : la construction relive du calcul et de l'6tendue dans les termes de Bergson; elle relive de la fabrication de l'artisan dans les termes d'Alain. I1 reste remarquable qu'Alain puisse reconna~tre une telle repr6sentation du sujet la fois dans Proust et dans les romans paradigmatiques du XIX ' si~cle. I1 est encore remarquable que la notation, telle que la propose Alain, de la pens6e ~ l'exercice dans la fiction et la fabulation, se confonde avec la notation d'une pens6e qui met seulement en 6vidence les conditions de la perception, de l'image, de la repr6sentation. La litt6rature est certainement la litt6rature du sujet; elle ne peut ~tre par l~t-m~me la litt6rature d'aucune argumentation; elle d6montre seulement et essentiellement les conditions optimales de la repr6sentation du sujet libre - - sujet sans doute agissant, mais sujet d6fini suivant la multiplicit6 de l'image, du temps, suivant la simultan6it6 que dessine toujours la m6moire. Jean Paulhan est pr6cis6ment lucide :dans Progrds en a m o u r assez lents, il dit seulement les amours au pluriel, et, par cette multiplicit6, figure non pas la disparit6 ou l'essence de l'amour, mais la distance nulle, dans le temps, de tout 6v6nement, de toute action, de tout sentiment. I1 est encore plus pr6cis6ment lucide en introduisant dans le titre du r6cit la notation d'un temps lin6aire et l'6quivoque d'une r6ussite ou d'un 6chec en amour : le r6cit, consid6r6 darts sa lin6arit6,
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ne peut rien dire de certain du sujet amoureux, ainsi que le sujet, amoureux et narrateur, ne peut den assurer de ses amours par son propre r6cit, ni m~me interpr6ter la succession des amours. Par l~mSme, le r6cit, consid6r6 darts la multiplicit6 de ses images de l'amour et du sujet, est bien le r6cit de l'amour et du sujet en possession de lui-mSme. I1 faut poursuivre avec les paradoxes ainsi ouverts par une lecture litt6raire de Bergson. La perception, le temps et la m6moire sont l'exp6rience du sujet, Dans leur repr6sentation, les signes, les repr6sentations selon le temps et la m6moire interf~rent. Toute image qui est donn6e du sujet est ainsi une transversale des temps et des espaces. La fiction et la fabulation, qui sont in6vitablement celle du sujet, cr6ateur de la fiction et de la fabulation, repr6sent6 comme sujet anthropologique par cette fiction et par cette fabulation, sont double geste : ce qui exclut ce sujet du monde, ce qui le montre dans le monde. La r6f6rence temporelle et la r6f6rence m6modelle sont donc constructrices de mani~re 6galement paradoxale. Elles supposent de venir aux conditions de la perception du sujet et ~ leur repr6sentation - - et ~ l'isolement que suppose cette repr6sentation. Elles entraTnent que la repr6sentation du sujet est repr6sentation suivant l'inteff&ence des signes, suivant un horizon qui passe le sujet, et qui peut 8tre celui de la mort puisque temps et m6moire ont affaire avec la mort, ou qui se d6finit par l'ensemble contextuel d6fini par la m6moire - - dans cette derni~re hypoth~se la fabulation appara~t comme le moyen le plus propre 6laborer l'action ad6quate ~ cet ensemble contextuel. D~s lors, la m6moire serait le tout possible, et le temps le dessin du parcours transversal de ce tout possible. I1 faut r6p6ter ici la r6cusation de tout sch6ma narratif suivant une caract6risation proprement narratologique, suivant une caract6risation proprement actantielle, proprement herm6neutique, que porte une lecture litt6raire des theses bergsoniennes. I1 faut le r6p6ter : cette r6cusation s'interpr~te comme celle d'une fiction et d'une fabulation qui peuvent repr6senter tout cela qui relive de la pens6e de l'6tendue et de la pens6e analytique, et qui le symbolisent sous le signe du m6ca-
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nique. Alain ne cesse de noter cette m6canique dans la caract6risations des personnages litt6raires et m~me dans celle du sujet lyrique. Comme il ne cesse de voir la lin6arit6 narrative comme un tel exercice m6canique : ~ Le temps y est abstrait ; chaque moment s'exprime dans le suivant, comme dans les machines; il ne reste rien du pass6. [...] La marque du vrai roman, c'est que le commencement y est commencement ~ chaque lois ~ (Propos de litt~rature, p. 144). Ce commencement n'est pas une recommencement du temps, mais la figure m~me de la dur6e, comme il suppose le contexte de la m6moire. Le constant commencement n'est que le jeu de l'une et de l'autre. On sait, dans ces conditions, comme l'a montr6 Luz Aurora Pimentel dans Metaphoric Narration, Paranarrative Dimensions in ~ A la recherche du temps perdu de Proust ,~, qu'un des moyens de dessiner ce temps anachronique de la m6moire, qui fait la proximit6 de tousles objets, est l'usage de la m6taphore qui porte sur des donn6es temporelles. Cet usage ne d6fait pas n6cessairement la di6g~se, mais la montre comme une m6canique, et exclut tout pertinence des partages homodi6g6tiques et h6t6rodi6g6tiques. La m6taphore temporelle est ici la figure de la dur~e et de la m6moire, ce qui d6signe le constant nouveau de la dur6e, et la constante liaison de la m6moire. En d'autres termes, le v6ritable dualisme de la fiction et de la fabulation ne serait pas dans les jeux d'alternative et dans le dessin de mondes possibles, qui ont 6t6 dits ~ propos de la critique contemporaine. Ce v6ritable dualisme serait dans l'opposition et l'alliance entre des discours de l'6tendue et du temps lin6aire, qui ne relive d'aucun logos unifi6, et cet exercice de la m6taphore qui ne dessine pas un logos, ne renvoie pas ~ quelque id6e, mais dessine contre le pouvoir narratif rnSme l'inteff6rence des signes de la m6moire, et donc le fond anarchique, parce que simultan6iste, de toute repr6sentation de l'homme et des conditions de la perception, de l'image de la repr6sentation. La critique du r6cit onirique qui r6sulte de tels constats s'interpr&e ais6ment. Bergson refuse l'hallucination onirique. Alain ne dit le r~ve que par le terme de r~verie qui renvoie, de fait, au dessin
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transversal du temps et au mouvement de ce dessin vers les objets et les actions de la fabulation. Cette interprStation de la fiction et de la fabulation, que proposent Bergson et Main, n'est pas cependant exclusive d'un certain hombre des traits caract~ristiques du r~ve. Comme la fiction et la fabulation, si 1'on se tient a telles notations de Daniel WildOcher dans <>,le r~ve est la representation d'une action, il pr~sente une forme de connaissance de Faction qui ne rSsulte pas de la mat~rialit~ de l'acte, il repr6sente simplement l'accomplissement de l'intentionalit~ en action. Comme la fiction et la fabulation, le rcve pr~sente un contexte sp~cifique : il utilise le materiel signifiant qui fournit les ~16merits contextuels les plus propres a representer son action. Comme dans la fiction et la fabulation, tels qu'on peut les d~crire a partir d'Alain et de Bergson, le rcve exclut toute forme propositionnelle continue. Un rapprochement est encore plus essentiel : le r~ve permet d'int~grer les 6v~nements clans le souvenir, et de presenter un traitement de l'information atravers les seuls rappels mn~siques. I1 y a 1~ une quasi-description du contexte m~moriel et de l'image de la fiction et de la fabulation. I1 subsiste cependant une difference essentielle : le r~ve n'expose pas, pr6cisgment parce qu'il est hallucinatoire, les conditions de la perception, de la formation de l'image, et de la representation. Sa representation est simplement une action. I1 pourrait ~tre dit que, darts la caract~risation de la fabulation et de la fiction, issue de Bergson, la representation est la fois une representation action et une representation qui joue explicitement de ses conditions de constitution, et de la dualit~ du temps lin~aire et du temps interf~rentiel. La fiction et la fabulation ne restituent certes pas un contexte rSel de leur action; elles proc~dent cependant, pour les raisons qui ont ~t~ dites, ~ une autocontextualisation. Par lh, elles construisent des effets de sens inf~rentiels. Ces effets de sens ne correspondent, ni ne restituent un contexte pragmatique. On est encore ici proche du r~ve. I1 y a cependant une mani~re de restitution de contexte pragmatique : par l'expos~ des conditions de la perception, par l'expos5 du jeu de la m~moire, qui est jeu commun, celui de la fiction et de la fabulation
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et celui de la mEmoire hors de la fiction et de la fabulation. La mEmoire peut &re fictive, elle est cependant constituEe comme la mEmoire. Ce rapprochement et cette diffErenciation de la fiction, de la fabulation, et du rEve, Eclairent trhs explicitement le jeu de la fiction et de la fabulation. Fiction et fabulation n'ont pas, d'ellesm~mes et directement, une fonction pragmatique. Elles ont cependant, comme le rappellent Bergson et Alain, une finalitE qui passe leur seul exercice. Cette finalitE se lit dans le dEfaut de logos, qui caractErise la fiction et la fabulation, et dans l'hEtErogEnEit6 que celles-ci prEsentent, puisqu'elles font jouer temps linEaire et mEmoire, narration mEtaphorique et narration digEtique, et les interferences temporelles. La mEmoire est une mani&e d'auto-contexte, mais elle ne prEsente que des multiplicitEs. Fiction et fabulation sont, dans ces conditions, relatives i~ ces multiplicitEs. Ainsi qu'en tEmoigne Jean Paulhan, le r~ve, dit pour lui-m~me, n'est pas nEcessairement exclusif de la fiction et de la fabulation, d~s lors que le r~ve porte ou est expos6 comme porteur de ces interferences. La demonstration de Jean Paulhan dans Le Pont traversd est aisEe. Pour restituer au rSve le double jeu du solipsisme et de la sortie du solipsisme - - ce jeu que Paul Auster reconnait dans l'oeuvre de Bergson - - , il suffit de narrer le r~ve, plus exactement de narrer plusieurs r~ves, r~vEs successivement et apparentEs. Le r~ve est bien ici un r~ve, un mode d'action, dit Le Pont traversd. Des rEves, puisqu'il y a trois rEves, qui sont dits se substituer i~ la parole, constituer comme des lettres, et dEfinir une autarcie. Ces trois r~ves constituent cependant ensemble un contexte. En eux-m~mes et les uns par rapport aux autres, ils font mEmoire. En eux-m~mes et les uns par rapport aux autres, ils posent le probl~me de la perception, de la reconnaissance perceptive plus ou moins confuse, le probl~me de la sequence temporelle - - les trois r~ves se succ~dent, dEfinissent trois temps et trois histoires. Dire cela mEme revient ~ dire que le r~ve n'est pas ici un autisme, parce qu'il n'est pas dissociable de sa propre autocontextualisation et de l'autocontextualisation que font les traces mnEsiques. Le r~ve fait plus
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qu'int6grer l'6v6nement dans le souvenir; en donnant le souvenir, il donne la multiplicit6 de la m6moire et les proximit6s qu'elle dessine. Dire le r~ve en trois r~ves revient, d'une part, ~ faire droit lin6arit6 temporelle, et, d'autre part, ~ marquer que cette lin6arit6 n'est pas un moyen en elle-mSme, d'interpr6tation du jeu tempotel, mais qu'elle est le moyen de dessiner les multiplicit6s temporelles, et, par l~, de restituer une fonction pragmafique au r6cit de r~ve, ~ l'hallucination : celle de donner la figure de la m6moire, de ses strates, de son pr6sent paradoxal, et de placer le sujet suivant cette figure, suivant sa co-pr6sence au contexte de la m6moire qui ne se donne cependant que ponctuellement, suivant chacun des r~ves. IV. I1 faut donc que le temps s'abandonne en tant que possibilit6 de saisie lintaire par la litttrature pour que vienne le tout possible du r6cit qui se dit selon la mtmoire. I1 faut donc que la reprtsentation vienne ~t son isolement pour qu'elle entre dans la possibilit6 des interftrences des signes dans la multiplicit6 des temps de la mtmoire. II faut donc que la perception et l'image se sachent possiblement perception et image sans corrtlation, comme dans le r~ve, pour qu'elles soient prises dans la multiplicit~ des proximitts des 6vtnements et des actions qu'elles 6voquent. I1 suffit que la fiction et la fabulation se prtsentent dans leur arbitraire, dans leur libertt, dans leur jeu de r~verie et de penste, qui n'est d'abord que l'aller et retour, au sein m~me de la fabulation et de la fiction, pour que ce jeu expose cette multiplicit6 de proximitt, et que la fiction et la fabulation trouvent une pertinence : pr6cistment conduire ~ ce retournement du temps lintaire dans la proximit6 de tousles temps, prtcis6ment restituer une pragmatique ~ l'autisme de l'image. Tout cela se lit selon un premier moment de d6fection : celui des paradigmes temporels, litttraires, narratifs, usuels. Tout cela se lit selon un second moment : image et reprtsentation supposent l'expos6 des conditions de la perception, de sa variabilitt, et du
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substrat m6moriel, qui n'est pas lui-m~me un substrat syst6matique. La question qui est celle des po6tiques modernes - - en termes de repr6sentation, comment juxtaposer des objets h&6rog~nes? suppose que cette repr6sentation soit con~ue suivant les donn6es spatiales et le temps lin6aire. Les hypotheses de d6construction, que fait la modernit6 sont rapportables h cela m~me. La lecture crois6e de Bergson, d'Alain et de Jean Paulhan enseigne cependant que l'h6t6rog~ne, au-del~t du moment de d6fection que porte la reconnaissance de l'i,solement de la repr6sentation, est un avec la perception, l'image, la repr6sentation, le temps, et avec cela qui les reprennent explicitement, la fiction et l'imagination. Cette lecture n'est ~ l'issue du XIX* si~cle qu'une des lectures qui proposent une r6ponse ~ la question : en termes de repr6sentation, comment juxtaposer des objets h&6rog~nes? On a dit ailleurs que les esth6tiques r6alistes et repr6sentationnelles du XIX' si~cle avaient leur propre r6ponse : hors de toute syst6maticit6 justifi6e de l'image et de la repr6sentation, elles supposent la lisibilit6 du sujet et du r6el par le biais de l'image, qui se dit alors un symbole s6miotiquement satur6, et qui donne ~ interpr6ter ce symbole comme ce qui est d6not6 par une 6tiquette d6termin6e, celle qui correspond ~tune chose donn6e. La lecture crois6e de Bergson, d'Alain et de Jean Paulhan, indique comment, ~t partir de Bergson, la litt6rature, dans son expression critique et dans son expression narrative, reprend la notation de l'image de la fiction, de la fabulation, pour la rendre ind6pendante de cette corr61ation s6miotique et pour disposer la pertinence de toute image et de toute repr6sentation, hors d'une syst6matique de la repr6sentation, hors d'un jeu d'6tiquetage, hors d'une vis6e id6elle qui serait attach6e ~ la repr6sentation, pour venir aux 6quivoques m~mes de la repr6sentation et ~tleur pertinence paradoxale. I1 y a 1~ la justification du discours propre de la litt6rature, qui ne peut aller que comme vont l'image et la repr6sentation, suivant des h6t6rog~nes, qui, par l'image, par la r6cusation du dessin du temps lin6aire, font de toute repr6sentation celle du tout possible. La litt6rature ne se d6fait et ne se reprend que selon cette repr6sen-
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tation. O 0 il y a le m o y e n de dire l ' h i s t o i r e de la littrrature. O 0 il y a l e m o y e n de dire la litt6rature mSrne 9 elle est l ' a f f i r m a t i o n latente de son r e m p l a c e m e n t par autre chose, par ce q u ' e l l e n ' e s t pas ; c e l a m ~ m e fait de la littrrature le dessin du tout possible. Universit6 Paris III, S o r b o n n e N o u v e l l e
R.~-~RENCES Alain, Propos de litt~rature, Paris, Gonthier, 1969 (rd. orig. 1934). - - , Syst~me des Beaux-Arts, Paris, coll. Tel, Gallimard, 1983 (rd. orig. 1926). Auster, Paul, et Grrard de Cortanze, La Solitude du labyrinthe, Essai et entretien, Aries, Actes Sud, 1997. Bergson, Henri, Les Deux sources de la morale et de la religion, Paris, coll. Quadrige, P.U.F., 1995 (rd. orig. 1932). - - , DurOc et simultan#itL Pads, coll. Quadrige, P.U.F., 1992 (rd. orig. 1922). - - , Essai sur les donn~es imm~diates de la conscience, Pads, coll. Quadrige, P.U.F., 1993 (rd. orig. 1889). - - , L'Evolution cr~atrice, Paris, coll. Quadrige, P.U.F., 1996 (rd. orig. 1907). - - , Mati~re et mdmoire, Paris, coll. Quadrige, P.U.F., 1993 (~d. orig. 1896). - - , La Pensde et le mouvant, Pads, coll. Quadrige, P.U.F., 1996 (rd. orig. 1938). Paulhan Jean, ~ Progr~s en amour assez lents >>,~ Le Pont traversre >>,darts tEuvres completes, t. 1, Paris, Cercle du Livre prrcieux, 1966. Pimentel, Luz Aurora, Metaphoric Narration. Paranarrative Dimensions in ,~ A la recherche du temps perdu ~, Toronto, University of Toronto Press, 1990. Wildticher, Daniel, ~ L'autisme du rSve >>,Revue internationale de psychopathogie, n* 3, 1991, pp. 31--49. INDICATIONS CRITIQUES Pour une mesure de la distance de Deleuze ~ Bergson, se reporter ~tBessi~'re, Jean, ~ De Bergson ~ Deleuze. Fabulation, image, rnrmoire - - de quelques catrgorisations littrraires ~, Neohelicon, XXIV, 2, pp. 127-159. Pour une approche des throries contemporaines de la fiction, se reporter ~ Bessi~re, Jean, ~ La facticit~ de la fiction >~,dansArt(s) etfiction, Saint-Denis, coll. Esth~tiques hors cadre, Presses Universitaires de Vincennes, 1997, pp. 7-27.