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LE MÉDIUM TECHNIQUE : OBJET ET A PRIORI Archive phonographique et « musicologie comparée »
Philippe DESPOIX* RÉSUMÉ : Dans le fragment sur la musique, Max Weber réduit l’objet musical empiriquement descriptible au « médium technique » utilisé par chaque culture, dans la mesure où son analyse reste hétérogène aux valorisations esthétiques. Weber souligne que la reproduction phonographique du son constitue la condition de possibilité d’une analyse empirique du matériau musical, le point de départ d’une musicologie comparée moderne. Approche empirique et comparaison culturelle apparaissent ainsi reliées dans un chiasme « empirico-transcendental » qui fait du médium technique à la fois un objet et un a priori. L’article explicite ce choix méthodologique et ses conséquences pour une sociologie comparative de l’art. MOTS-CLÉS : Max Weber, médium technique, anthropologie de la musique, musicologie comparée, phonographie. ABSTRACT : In his fragment on music, Max Weber reduces the empirically describable musical object to the « technical medium » utilized by each culture on condition that its analysis remains heterogeneous in the face of aesthetic valorisations. Weber emphasises that the phonographic reproduction of sound constitutes the condition of possibility of an empirical analysis of the musical material, the point of departure of a modern comparative musicology. The empirical approach and cultural comparison thus appear linked in an « empirico-transcendental » crossover which makes both an object and an a priori out of the technical medium. The article explains this methodological choice and its consequences for a comparative sociology of art. KEYWORDS : Max Weber, technical medium, anthropology of music, comparative musicology, phonography. * Philippe Despoix, né en 1957, enseigne la littérature comparée à l’université de Montréal où il dirige le Centre canadien d’études allemandes et européennes. Ses recherches portent sur la fonction des médias techniques dans les processus mémoriels et de transferts interculturels. Il a notamment publié Éthiques du désenchantement (Paris, L’Harmattan, 1995) et Le Monde mesuré (Genève, Droz, 2005). Adresse : Centre canadien d’études allemandes et européennes, Université de Montréal, Pavillon Jean Brillant, Montréal, Canada H3T 1P1. Courrier électronique :
[email protected] Revue de synthèse : tome 129, 6e série, n° 3, 2008, p. 341-361.
DOI : 10.1007/s11873-008-0046-3
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ZUSAMMENFASSUNG : In seinem Fragment zur Musik reduziert Max Weber das empirisch beschreibbare musikalische Objekt zum von jeder der jeweiligen Kultur jeweils verwendetengebrauchten « technischen Medium », insofern so dass seine Untersuchung jede in Bezug auf ästhetische Bewertungen heterogen bleibtvermeidetn kann. Weber betont, dass die phonographische Tonwiedergabe des Tons die Bedingung der Möglichkeit der einer streng empirischen Untersuchung musikalischen Materials darstellt und damit auch den Ausgangspunkt einer modernenr vergleichendern Musikwissenschaft darstellt. Empirischer Zugang und kultureller Vergleich scheinen werden demnach durch einen « empirisch-transzendentalen » Chiasmus verknüpft, der aus dem technischen Medium zugleich ein Oein Objekt und ein a priori der Erkenntnis macht. Der Artikel Aufsatz befasst sich mit den Folgen dieser methodologischen Entscheidung und ihren Folgen für eine vergleichende Soziologie der Kunst. STICHWÖRTER : Max Weber, technisches Medium, Anthropologie der Musik, vergleichende Musikwissenschaft, Phonographie.
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ionnière de la collection et de l’étude de la musique afro-américaine, Natalie Curtis-Burlin rapporte en 1920, dans Songs and tales from the dark continent, cette observation étonnée d’un jeune Ndau de l’Afrique orientale portugaise s’essayant pour la première fois au piano : « [Sima’ngo] played for me tunes of the “mari’mba” [...] whose mechanism, although the material is wood with gourd resonators, corresponds somewhat to that of the xylophone. It was immensely interesting to watch these experiments in a totally new manner of manipulating the keyboard, for Sima’ngo never failed to use his fingers as drumsticks, since he was but transferring to the piano the technique of the mari’mba. But the tones did not always correspond, and the boy would sigh with disappointment and say quietly : “This note is too high and the next one is too low and there is none in between !” – an unconscious commentary on the limitations and crude inflexibility of our European tonal system1. »
Un tel étonnement « partagé » nous introduit au cœur de ce qui constitue l’objet même de la « sociologie musicale » de Max Weber, parue à la même époque : soit les différences d’orientation constitutives existant entre les divers types de musique. L’anecdote nous rappelle en effet combien le transfert d’un système musical d’une culture vers une autre s’avère précaire – voire utopique – dans la mesure où sa cohérence interne est sous-tendue par des contraintes techniques : objectivées ici de manière différente dans la gamme du « marimba » africain – vraisemblablement heptatonique – et dans le clavier du piano, garant de notre échelle harmonique tempérée de douze demi-tons. Toute transposition, mélodique ou d’accords, reposera nécessairement sur une incertaine négociation, parvenant au mieux à ce qu’il convient de nommer un « malentendu productif » – ce sera le cas de tous les syncrétismes musicaux. Peutêtre cette note « manquante », du point de vue de l’indigène, entre deux touches du piano, appartient-elle à la diffuse généalogie de ce qui s’énoncera plus tard dans le jazz comme blue note. Toute « rencontre » musicale de ce genre, fût-elle réelle ou fictive, semble propre à condenser les termes de la question que pose de fait Weber tout au long de son « fragment » sur la musique, sans toutefois l’expliciter : dans quelle mesure et à quelles conditions une comparaison entre systèmes artistiques tout à fait différents – peut-être même sans le moindre contact historique entre eux – est-elle possible ? Dans quel sens peut-on, par exemple, confronter, comme le sociologue le fait, un cérémoniel Chippewah chanté en solo, un chant Bena Kanoika d’Afrique accompagné sur la harpe ngomé à sept cordes, des polyphonies vocales paysannes russes de facture orale, le Clavier bien tempéré de Bach, ou encore un Hymne delphique à Apollon2 ? Multiplier 1. CURTIS-BURLIN, 1920, p. 9. L’instrument évoqué semble correspondre au (ti)mbila du Mozambique accordé selon une échelle heptatonique, instrument d’origine Chopi dont les hauteurs ne sont pas transposables sur un piano. La gamme traditionnelle Ndau étant hexatonique, les musiciens paraissent accoutumés à circuler entre plusieurs systèmes. 2. Voir WEBER, 1921a, ici 1924 et 1998 : Chippewah p. 13/6 ; Bena Kanoika : p. 51/103 ; chants paysans russes : p. 61/114 ; Bach : p. 77/131; Hymne à Apollon : p. 78/131 sq. (le premier folio renvoie à l’édition allemande, le second à la traduction française).
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les exemples ne ferait que renforcer un certain vertige esthétique, nous renvoyant toujours à la même interrogation sous-jacente : celle des conditions de possibilité d’une telle comparaison. En partant du seul pan de sa sociologie de l’art que Weber ait écrite, Die rationalen und soziologischen Grundlagen der Musik (Les Fondements rationnels et sociaux de la musique), nous nous proposons donc de reconstruire les conditions historiques et les choix épistémologiques de ce qui s’affirme chez lui comme un comparatisme transculturel généralisé. Il s’agira de montrer comment la question de la comparaison se définit, pour les « sciences de la culture » telles que Weber contribue à les redéfinir au début du siècle passé, au même niveau constitutif que celui de l’empirie ; de relever ensuite en quoi l’investigation du « médium technique » se situe, dans une telle entreprise, au centre de ce qui tout à la fois différencie et relie les cultures entre elles ; d’expliciter enfin pourquoi la musique s’avère pour cela un champ des plus fertiles. Si l’on examine dans son ensemble la réception de l’œuvre wébérienne tout au long du XXe siècle, il faut bien constater que la dimension comparatiste de son propos a peu porté. Celle-ci semble paradoxalement avoir été occultée par le questionnement récurrent du sociologue autour de la singularité du procès de rationalisation occidental, alors que seule l’immense entreprise confrontant ce dernier aux civilisations chinoise, indienne, du Moyen-Orient, etc., autorisait son approche3. Les lieux privilégiés de cette comparaison restent bien entendu Wirtschaft und Gesellschaft (Économie et société) et les Vergleichende religionssoziologische Versuche, ses « Essais de sociologie religieuse comparée » – puisque tel est le sous-titre générique rassemblant ses dernières études consacrées à l’éthique économique des religions mondiales. Cependant, Weber avait aussi, parallèlement à ces deux immenses chantiers, le projet d’écrire une sociologie de la culture, et plus particulièrement une étude sociologique sur l’art. De cela ne témoignent que quelques paragraphes éparpillés dans ses publications, à l’exception néanmoins du long « fragment » sur la musique, écrit pour l’essentiel entre 1911 et 1913. Or ce texte, en fait sans titre autorisé, nommé ici par commodité Fondements, s’avère sans aucun doute celui de tous les travaux wébériens qui pousse la comparaison culturelle le plus loin : comparatisme étendu à plus d’une vingtaine de cultures musicales dispersées dans l’espace et le temps, et non plus uniquement centré autour des grandes civilisations de l’écrit, comme c’était encore le cas dans la sociologie des religions mondiales. À côté de l’antiquité grecque, du monde byzantin, de l’Inde, de la Chine, du Japon, de Java, du monde arabe, Weber fait également appel aux musiques africaines, amérindiennes et océaniennes. Il s’agit là de la seule étude où il s’appuie directement sur les apports de l’ethnologie, et en particulier sur les recherches de la Vergleichende Musikwissenschaft, l’École de « musicologie comparée » de Berlin qui, regroupée autour de Carl Stumpf et d’Erich Moritz von Hornbostel, donnait suite aux recherches psycho-acoustiques ouvertes à la génération précédente par Hermann von Helmholtz. Sans doute le « kaléidoscope musical » construit par Weber à travers des époques et des cultures si éloignées a-t-il eu pour effet de rendre la lecture de l’essai extrêmement 3. Trop longtemps n’a-t-on lu que l’étude sur « l’éthique protestante » avait négligé celles consacrées au confucianisme et au taoïsme, à l’hindouisme et au bouddhisme, ou encore au judaïsme. Pour un bilan récent de cette réception, voir MCFALLS, éd., 2007.
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malaisée. Paradoxale conséquence : alors que son étude intègre les développements de l’ethnomusicologie en voie de constitution pour esquisser le noyau d’une sociologie musicale comparée inédite, ni sociologues ni musicologues n’ont jusqu’à très récemment été à même d’intégrer – même de manière critique – ce texte pionnier à leurs questionnements4. Il y a des raisons sans doute « externes », d’ordre éditorial, mais aussi « internes » à cela : on ne trouve en effet dans le texte de Weber pas une seule phrase qui en explicite la perspective méthodologique et permettrait ainsi une « entrée » au non spécialiste. Un coup d’œil sur la première page confronte immédiatement le lecteur à des notions mathématisées de l’acoustique et de l’harmonie qu’il doit approximativement maîtriser pour pouvoir suivre le propos. La principale difficulté se situe cependant moins dans un problème de compétence musicologique que dans le choix épistémologique auquel renvoie cette entrée en matière : l’interrogation centrale autour de l’unicité historique de l’échelle occidentale de douze demi-tons basée sur le calcul acoustique. Les rares commentateurs sont le plus souvent restés perplexes devant cette étude, pensant qu’elle ne constituait que la partie technique préliminaire d’une sociologie à développer5. Le trouble venait, plus particulièrement pour les sociologues, de ce que la technique musicale constitue l’objet principal, pour ne pas dire exclusif, du texte. Or, c’est précisément l’analyse du médium technique qui tient lieu, comme on va le voir, de fondement à une anthropologie comparée de la musique. Il faut néanmoins en reconstruire la raison à partir des quelques considérations de méthode sur la sociologie empirique de l’art dispersées dans les textes de la maturité du sociologue. LA TECHNIQUE COMME OBJET DE CONNAISSANCE
L’exposé le plus précis de ce que serait la tâche d’une sociologie ou d’une histoire empirique de l’art se trouve dans l’essai méthodologique de 1917 Der Sinn der « Wertfreiheit » der soziologischen und ökonomischen Wissenschaften (dont la traduction française Essai sur le sens de la « neutralité axiologique » dans les sciences sociologiques et économiques rend l’idée maîtresse de « suspension du jugement en valeur » d’une manière qui peut prêter à confusion). Il y est, entre autres, question des limites nécessaires à fixer à la légitimité du concept de « progrès » en histoire de l’art : l’utilisation de cette notion suppose pour Weber que le terme soit rigoureusement réduit à son sens technique, c’est-à-dire à la détermination des « moyens techniques » (technische Mitteln) mis en œuvre par le « vouloir artistique » (Kunstwollen) d’une culture déterminée. Sous cette prémisse méthodologique, l’évolution des techniques, comprise indépendamment de toute valorisation esthétique, peut alors constituer l’objet de la sociologie de l’art, et ce, dans la mesure même où ce serait le seul élément « empiriquement » constatable dans le développement de son histoire6.
4. La seule véritable exception semble être la Soziologie der Tonsysteme proposée par BLAUKOPF, 1951. 5. Voir en particulier SILBERMANN, 1963, p. 449 et 459. 6. WEBER, 1917, ici 1988, p. 520 ; et, 1965, p. 406 sq.
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Le paradoxe théorique est considérable, puisque la valeur esthétique ne forme aucunement pour Weber l’objet de l’histoire ou de la sociologie de l’art mais lui est donnée a priori. On ne peut imaginer une fondation sociologique qui dissocie plus radicalement d’un côté « critique », et de l’autre « science » de l’art. On assiste en fait à une reprise de la question néo-kantienne de la connaissance transposée au domaine de l’esthétique. Soit, dans des termes que Weber développe d’ailleurs en dialogue avec le jeune Lukács : « Il existe des œuvres d’art – comment sont-elles possibles7 ? » Ainsi, seules les conditions d’existence (matérielles et sociales) de la sphère esthétique, c’est-à-dire la mise en relief des moyens techniques autorisant telle forme ou tel genre spécifique d’une époque ou d’une culture donnée, pourraient être décrites par une sociologie historique : « Pour l’observation empirique et causale le changement de technique (dans le sens le plus élevé du terme) est justement le moment de développement le plus important que l’on puisse établir de manière générale dans l’art8. » Ce qui signifie que ce qu’il faut traduire ici par médium technique constitue l’objet socio-esthétique central en tant qu’il devient l’objet d’une comparaison dans le temps ou dans l’espace des sociétés. Implicitement, cela suppose une anthropologie de la technique. On retrouve bien entendu les conséquences de ce choix épistémologique et dans les Fondements et dans le résumé que Weber en donne dans la célèbre Vorbemerkung, la « Remarque préliminaire » inaugurant sa sociologie comparative des religions. Dans ce texte testament qui condense les résultats de son entreprise de réflexion sur la singularité du développement occidental vis-à-vis des autres civilisations, tout le second paragraphe – à la suite de celui portant sur la science et l’expérimentation – est consacré à l’art. Il y souligne en particulier l’unicité historique d’une musique caractérisée par une échelle calculée en termes d’harmonie « rationnelle », par un système de notation ainsi que par des instruments très particuliers tels l’orgue, le piano et l’orchestre à cordes9. Cette triple conjonction ne se réduit pas à une somme de découvertes technologiques, mais décrit pour Weber la complexité du médium technique propre au développement historique de la culture occidentale : la notation écrite comme mode d’existence, c’està-dire de composition et de transmission des œuvres ; une théorie mathématisée de l’harmonie naturelle et son interprétation spécifiquement « tempérée » ; la centralité d’un type d’instruments, à hauteurs fixes et à clavier, dans lequel elle s’incarne : en particulier le piano. Le sociologue livre de plus, au passage, les équivalents techniques d’une singularité homologue pour les autres arts de l’Occident : la voûte en croisée d’ogive (SpitzbogenKreuzgewölbe), comme principe de construction statique et non plus d’ornementation, technique autorisant l’architecture gothique ; la perspective linéaire et aérienne fixant les règles de toute la représentation picturale post-Renaissance ; enfin les médias de l’imprimé et la presse en tant que condition d’existence de la production littéraire moderne10. 7. LUKÁCS, 1974, p. 9 ; et, 1981, p. 3. Voir WEBER, 1917-1919, ici 1988, p. 600, 610 ; et, 2005, p. 38, 53. Voir également DESPOIX, 1995, p. 150 sqq. 8. « Für die empirisch-kausale Betrachtung ist gerade die Änderung der “Technik” (im höchsten Sinne des Wortes) das wichtigste allgemein feststellbare Entwicklungsmoment der Kunst », WEBER, 1917, ici 1988, p. 523 ; et, 1965, p. 411 (traduction modifiée). 9. Voir WEBER, 1920, ici 1986, Vorbemerkung, p. 2 ; et, 1996, Avant-propos, p. 491. 10. Voir WEBER, 1920, ici 1986, p. 2 sq. ; et, 1996, p. 491. Nous avons essayé d’en développer les tenants et les aboutissants, quant à la littérature, dans DESPOIX, 1992, p. 59 sqq.
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L’interrogation wébérienne ne va donc pas en premier lieu dans la direction d’une sociologie des milieux de l’artiste, de la production esthétique et de ses commanditaires, ni d’une enquête sur les publics, la réception et les usages sociaux de l’art : mais bien plus fondamentalement vers des études retraçant l’émergence d’un médium technique à travers l’action de sa principale « couche porteuse » dans un contexte historique donné, son adoption (voire son rejet) et ses effets sur la longue durée. Faire l’archéologie de la gamme harmonique tempérée propre à l’Occident – qui, cela ne fait aucun doute pour Weber, bien que scientifiquement fondée sur la résonance physique, est une construction culturelle –, supposait ainsi d’associer une histoire des théories (celle de l’acoustique, mathématisée depuis Pythagore) ayant servi à construire l’échelle musicale ; une « organologie » historique, attentive à la singularité des instruments (depuis le monocorde jusqu’à l’orgue et au piano) ayant autorisé son expérimentation et son ancrage ; enfin une étude de la dynamique propre de leurs systèmes d’inscription à travers l’essor de la notation musicale. Weber croise en effet ces différentes lignes d’analyse pour constater que la transmission des théories acoustiques antiques, le développement particulier de l’orgue et celui de la notation musicale ont été le fait d’une même couche porteuse : les moines chrétiens d’Occident. Ce sont eux qui ont ainsi fixé – à leur insu – les bases de la musique profane moderne en Europe11. Il s’agit donc là strictement d’une sociologie historique des conditions d’existence de l’art musical. Le choix épistémologique peut paraître – et c’est sans doute la raison « interne » pour laquelle la résistance à l’entendre fut et reste si grande – proprement « scandaleux », dans la mesure où la « réduction » de la tâche disciplinaire que Weber esquisse constitue un déplacement épistémologique majeur à peu près irrecevable par l’histoire, et même la sociologie de l’art traditionnelles. Une telle approche évacue en effet la question du jugement esthétique, celle du goût, de l’œuvre, du génie, soit tout ce autour de quoi étaient centrées la critique, l’histoire de l’art et même de la littérature. Il semble plus facile aujourd’hui, après la « médiologie » canadienne, les nombreux travaux anthropologiques sur l’écriture, l’historicisation de l’expérimentation scientifique par les Science studies anglo-saxonnes, d’être plus sensible à la démarche. L’interrogation wébérienne sur l’art constitue le pan de sa sociologie qui jouxte le plus directement celle, omniprésente mais peu explicitée dans son œuvre, appliquée à la fonction de la technique. L’intérêt spécifique que Weber porte à la musique serait-il lié au fait qu’elle condense en elle un jeu temporel tout à la fois technique et d’interaction sociale ? Toujours est-il qu’il revient bien à cet art une place cognitive centrale dans son entreprise. Pour ne citer que deux exemples : au plan conceptuel, c’est le terme de « virtuose » qui rend pour lui le mieux la possession d’un charisme distinct ; et la notion de Temperierung – soit la mise en place d’un « tempérament » – qui est employée pour résumer la question du conflit entre les sphères de valeurs, telle celle entre éthique et politique ou encore entre rationalisation et irrationalité ultime d’une technique donnée12. Un travail de repérage reconstruisant systématiquement l’incidence du lexique musical 11. Voir WEBER, 1917, ici 1988, p. 508 ; et, 1965, p. 409. 12. Voir à ce sujet DESPOIX, 1995, p. 56 sq.
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sur la sémantique interne du questionnement wébérien dépasserait néanmoins le cadre de cette étude. Ouvrons plutôt le propos vers l’autre face de la démarche, celle radicalement comparatiste qui en forme le complément et fait de la technique son objet principal. EMPIRIE ET MÉDIATION TECHNIQUE – LE MÉDIUM COMME A PRIORI
La mise entre parenthèses du jugement de valeur esthétique implique dans l’approche wébérienne la reconnaissance a priori de ce que tous les systèmes musicaux sont organisés, cohérents, et de plus artistiquement valables dans la mesure où reconnus comme tels par leur société ou leur public13. Toutefois, en tant que condition de possibilité de connaissance comparative des objets musicaux, cette « suspension » du jugement – car tel est bien le sens de la Wertfreiheit – s’avère elle-même soumise à des contingences historiques. Car appréhender la cohérence interne, l’ensemble des logiques gouvernant tel ou tel système musical, suppose, pour l’oreille formée en Occident, de pouvoir au moins partiellement « désapprendre » les repères constitués par l’harmonie tempérée. (On sait que le tempérament égal, soit la division de l’octave en douze valeurs mathématiquement égales, nous ayant habitué à travailler avec des valeurs harmoniques légèrement faussées, a rendu par là même notre oreille moins sensible aux différences de hauteurs qu’elle ne l’est dans la plupart des autres cultures). Cela implique également que l’analyse puisse se détacher de la contrainte de la seule notation écrite, entre autres inapte à rendre les singularités des musiques de facture orale. Relativiser le principe tonal occidental pour être à même d’appréhender avec un minimum de succès d’autres systèmes musicaux, ne signifie rien d’autre que se « détacher » du médium complexe qui le perpétue : la notation écrite, l’échelle harmonique tempérée et, comme le rappelle à rebours l’anecdote de Curtis-Burlin, l’instrument qui l’incarne, le piano. Pour qu’un tel processus de « distanciation » ait été historiquement concevable, il aura néanmoins fallu – outre l’expansion coloniale de l’Europe qui en forme le contexte – une « révolution » médiatique : à savoir la reproduction technique du son à l’aide du phonographe, puis du gramophone. C’est en effet autour de 1900, suite au développement et à la diffusion de ces techniques, qu’un nombre qualitatif d’enregistrements de toutes provenances a commencé à être systématiquement rassemblé. Des collections et des archives ont alors été créées à Vienne, Paris, New York, Washington et Berlin, constituées de matériaux musicaux qui, pour la première fois, pouvaient être reproduits à volonté et analysés sans, au préalable, passer par la notation distribuée sur douze demi-tons qui avait été le seul médium de transmission et d’étude jusque-là. C’est précisément ce dont Weber prend acte dans ses Grundlagen quand il mentionne de manière faussement laconique : « Ce n’est qu’aujourd’hui que la connaissance strictement empirique de la musique primitive est parvenue à un fondement exact sur la base 13. WEBER, 1921a, ici 1924, p. 25 : « […] dass man sich hüte, die primitive Musik als ein Chaos regelloser Willkür zu denken » ; et, 1998, p. 76 : « […] que l’on se garde de considérer la musique primitive comme un chaos arbitraire sans règles. »
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d’enregistrements phonographiques14. » (Il est même vraisemblable qu’il ait écouté des exemples musicaux sur rouleaux de cire collectionnés par le Phonogramm-Archiv de Berlin15.) Weber qualifie en effet à de nombreuses reprises son matériau musical selon qu’il est « phonographiquement contrôlé » ou pas, et montre par là la conscience aiguë qu’il a de cette nouvelle possibilité. Il est même étonnant de voir comment, dans une étude qui ne fait par ailleurs aucun effort pour citer précisément ses sources, le sociologue mentionne assez systématiquement les enregistrements des matériaux musicaux sur lesquels il fonde ses analyses, et parfois même leurs auteurs, comme dans le cas de Frances Densmore ou Eugenie Lineff16. Outre le fait que son texte reflète précisément l’état de « l’ethnomusicologie » naissante au début des années 1910, il démontre la proximité de Weber avec les travaux empiriques de l’École de Berlin représentée par Stumpf et Hornsbostel. Un article programmatique de Erich von Hornbostel et de son assistant Otto Abraham, « Über die Bedeutung des Phonographen fuer die vergleichende Musikwissenschaft » (« Sur la signification du phonographe pour la musicologie comparative »), expliquait très clairement dès 1904 comment la combinaison de l’enregistrement phonographique et de la mesure physique des fréquences par « tonologie » établissait le champ de la musicologie comparée sur des bases nouvelles17. Le phonographe permettait non seulement de fixer des mélodies, mais aussi de les analyser en détail en ralentissant ou accélérant de manière mécanique le tempo original. Il devenait alors possible de les décomposer en sons séparés afin de les mesurer et de les noter en valeur physique. L’enregistrement, souvent dupliqué, était de plus durable et intégré en tant qu’élément de comparaison dans une archive se constituant peu à peu. Une détermination précise des échelles sonores extra-européennes devenait ainsi réalisable par la médiation de l’enregistrement mécanique, et les multiples études de Hornbostel de cette époque, intégrant systématiquement le qualificatif « phonographiert » à leur titre, confirme nettement l’importance de cette direction de recherche18. Il n’est pas exagéré de dire que la création d’une archive musicale « mécanisée » constituait même le premier enjeu institutionnel de la jeune discipline : c’est ce que documente le plaidoyer public 14. « Die streng empirische Erkenntnis der primitiven Musik andererseits gelangt erst jetzt auf der Basis der Phonogramme zu einer exakten Grundlage », WEBER, 1921a, ici 1924, p. 25 ; et, 1998, p. 75. 15. Ces enregistrements, datant des premières années de fonctionnement du Berliner PhonogrammArchiv ou même d’un peu avant sa fondation en 1900, montrent que Weber pouvait avoir accès aux musiques indigènes d’Amérique du Nord, d’Afrique et même d’Océanie, comme, entre autres, des chants de danse des Indiens de Thompson River en Colombie-Britannique, des percussions Ewe du Togo, ou encore des chants de danse des Iles de l’Amirauté. On pourra écouter trois exemples musicaux, extraits du Berliner Phonogramm-Archiv, qui accompagnent cet article, sur www.revuedesynthese.eu/2008-3. 16. Outre les multiples études de Hornbostel et Stumpf reposant sur la phonographie, Weber cite également celles des américains Fillmore et Gilman, ainsi que les analyses de la musique africaine Ewe par WITTE, 1906, ou de celle de Patagonie par FISCHER, 1908. Voir WEBER, 1921a, ici 1924, p. 26 ; et, 1998, p. 76. 17. Voir HORNBOSTEL et ABRAHAM, 1904. 18. Voir entre autres : Phonographierte indische Melodien (1903-1904) ; Phonographierte türkische Melodien (1904) ; Phonographierte Indianermelodien aus British-Columbia (1906) ; Phonographierte tunesische Melodien (1906-1907), rééd. dans HORNBOSTEL, 1975, p. 91 sqq. et 299 sqq.
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de 1908 par Stumpf en faveur d’un financement du Berliner Phonogramm-Archiv dans lequel le retard pris par les Allemands sur la collection équivalente à Vienne lui sert d’argument principal. Son propos permet, en même temps, de saisir comment le « décentrement » de l’oreille occidentale était lié à l’apparition de l’enregistrement physique du son : « Nous n’avons aucun point d’appui [pour affirmer] qu’un système d’accord semblable au nôtre se serait développé ailleurs [...]. C’est seulement lorsque nous serons informés sur la musique vivante à travers le phonographe, et lorsque nous aurons déterminé par une analyse précise les intervalles qui y apparaissent, que nous pourrons également en appeler aux instruments avec utilité pour la comparaison19. »
On voit comment le développement d’une organologie supposait, dans l’esprit des fondateurs de la discipline, la reproduction technique du son afin d’accéder aux échelles et aux systèmes sonores in actu. De son côté, Eugenie Lineff – dont Weber cite les enregistrements de chants paysans russes – apporte devant le Congrès international de musicologie, réuni à Vienne en 1909, un argument supplémentaire en faveur du phonographe, touchant cette fois à la spécificité des polyphonies de facture orale : l’enregistrement phonographique offre un moyen particulièrement adapté pour découvrir les structures fondées sur la variation propres au caractère improvisé de ces mélodies20 (voir l’exemple 1, page suivante). De ce point de vue, l’ethnomusicologie ne représente d’ailleurs pas un cas unique puisque, de manière parallèle, les disciplines comparatives s’affirmant à l’époque se sont toutes empiriquement constituées sur la base d’un nouveau médium d’enregistrement et d’archivage. Le phonographe n’aura pas été moins décisif pour le développement de la phonologie – et donc de la linguistique, science comparative par excellence – qu’il ne l’a été pour l’ethnomusicologie la prenant pour modèle : il forme là aussi l’une de ses principales conditions d’existence. L’anthropologie devra, en bonne part, son établissement institutionnel à la mise en place d’immenses archives photographiques permettant de classer et de comparer un matériau provenant de toutes les aires géographiques. On peut, de même, associer l’acte de naissance de la science de l’art, la Kunstwissenschaft moderne, au dispositif de projection – souvent double – de diapositives, base de toute l’analyse stylistique et iconographique développée en particulier dans la tradition allemande depuis Heinrich Wölfflin et Aby Warburg. Le propos est particulièrement pertinent dans le cas de l’ethnomusicographie, qui aura rapidement fait du phonographe l’attribut principal de sa discipline : la mise en 19. STUMPF, 1908, p. 227 sq. : « Wir haben keine Anhaltspunkte dafür, dass ein Akkordsystem, ähnlich den unsrigen, sich anderwärts entwickelt hätte […] Erst wenn wir durch den Phonographen über die lebendige Musik unterrichtet sind, und wenn wir durch genaue Analyse die darin vorkommenden Intervalle festgestellt haben, erst dann können wir mit Nutzen auch die Instrumente zum Vergleich heranziehen » (c’est nous qui traduisons). Sur l’histoire de cette archive, voir également SIMON, éd., 2000. 20. Voir LIN[J]EFF, 1909, p. 235 sq. ; comparer aussi avec le rapport d’enregistrement de Mme Selenka dans WERTHEIMER, 1909-1910, p. 300 sq.
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Exemple 1. – Eugenie Lineff : Quatre variantes du chant « Lutchninuschka », trois issues de différents districts du gouvernement de Novgorod et une de celui de Voronej, 1909 (extrait de E. Lin[j]eff, « Über neue Methoden des Folklores in Russland », dans Kongress der Internationalen Musikgesellschaft, Wien, 25-29 Mai 1909, Bericht, vorgelegt vom Wiener Konzertausschuss, Vienne/Leipzig, Artaria/Breitkopf & Härtel, 1909, t. III, p. 233).
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scène photographique de l’une de ses pionnières américaines, Frances Densmore, documente bien ce point de manière caractéristique. Tous les attributs techniques de la nouvelle science se trouvent réunis sur cette représentation de la musicologue au travail : le phonographe est couplé à la notation écrite avec, immédiatement à portée, un métronome et un piano pour contrôler tempi et hauteurs. Dans l’introduction au volume qu’elle consacre à la musique Chippewa, et que Weber eut en mains, Densmore insiste également sur le fait que l’analyse de l’enregistrement phonographique doit systématiquement être recoupée et contextualisée par les notes de terrain prises pendant la performance musicale21.
Exemple 2. – Frances Densmore transcrivant des chants amérindiens au Bureau of American Ethnology, 1913 (extrait de Charles Hofmann, Frances Densmore and american indian music. A memorial volume, New York, Museum of the American Indian, Heye Foundation, 1968, ill. 5 ; Courtesy Bureau of American Ethnology Archives).
C’est donc un déplacement des moyens d’inscription des matériaux ethnographiques de la seule notation écrite vers la reproduction technique qui, en tant que condition de leur analyse et de leur comparaison, a massivement autorisé l’apparition de nouveaux champs d’empirie. Nous assistons ici à un chiasme paradoxal – auquel fait parfaitement écho la conception wébérienne – qui fait s’entrecroiser conditions de possibilité de la connaissance et constitution de l’objet empirique. Faire du médium technique autorisant tel ou tel système musical ou artistique le seul objet empiriquement contrôlable supposait l’émergence d’un autre moyen technique – la machine enregistreuse – a priori non plus transcendantal, mais bien historique de la connaissance du premier22. C’est par le biais de la « concurrence » faite par une technique à une autre, de la mise 21. Voir DENSMORE, 1910, p. V. 22. Le concept oxymore « d’a priori historique » qui fait se croiser transcendantalisme kantien et historicité empirique vient de l’archéologie foucaldienne. Voir FOUCAULT, 1969, p. 167 sq. Nous proposons ici de redéployer le rapport que celle-ci établit entre « archive » et « configuration interdiscursive » sur un mode plus spécifiquement « intermédial ».
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en abîme « intermédiale » de la notation écrite par l’enregistrement phonographique, qu’a pu se configurer un champ empirique comparatiste en musicologie. Le phonographe, et plus encore le magnétophone, ont ouvert la voie à une retranscription objectivée et contrôlée des hauteurs types, des rythmes distinctifs, des formules de variations orales, et par là même à leur examen précis23. Tout savoir est en ce sens conditionné par ses médiations : comme si une technique ne pouvait devenir « objet » de connaissance qu’en tant qu’un autre médium était à même de la faire apparaître et de fonctionner comme son a priori. Avec pour conséquence ce point décisif : l’objet individuel – ici le système musical et ses techniques – ne possède dans une telle conception aucune essentialité par luimême, mais n’existe qu’en tant qu’élément de comparaison avec ses autres possibles – renvoyant au nombre ouvert des systèmes sonores inventés par les cultures humaines. Médium technique, champ empirique, comparaison culturelle se voient donc donnés en même temps : pas de différence, finalement, entre revendication comparatiste et empirie bien construite – c’est-à-dire dont on a saisi les conditions de possibilité. On reconnaîtra ici sans peine le nominalisme radical et la matrice « néokantienne » caractérisant Weber. Cet apparent détour par le « médium » permet sans doute de mieux comprendre pourquoi l’objet d’une sociologie comparative de la culture ne pouvait être pour lui l’œuvre d’art singulière, mais seulement le dispositif sociotechnique qui en autorise l’existence. Seule une telle approche, mettant entre parenthèses le sens esthétique en mobilisant de manière positive une nouvelle archive, permettait de fonder épistémologiquement un comparatisme transculturel et transhistorique des faits artistiques. NOTATION ET LOGIQUE DE FORMALISATION : RATIONALISATION « INTRAMUSICALE »
La composante constitutive la plus singulière du médium technique dans le système de tonalité occidental, la notation, est d’autant plus mise en avant par Weber qu’elle permet de mieux contraster celui-ci avec d’autres logiques musicales. Les paragraphes traitant de la notation dans son texte restent encore aujourd’hui étonnamment modernes : car bien avant les travaux historiques et anthropologiques sur l’écriture de Eric Havelock, Jack Goody ou Marcel Détienne, est déjà esquissée la distinction entre mode de création oral et mode de composition écrit. L’écriture musicale n’apparaît pas à Weber seulement comme une inscription à vocation de mémorisation, mais bien aussi comme un opérateur propre de composition. Avec le système de notation, c’est une formalisation spécifique du savoir et des pratiques musicales qui devient possible. Tout ce que l’on sait, depuis, du passage d’une culture tenant de l’oralité à une société de l’écrit s’avèrerait ainsi a fortiori hautement pertinent dans le domaine de la musique. Weber reconstruit avec relativement de détail les étapes du développement de la notation musicale occidentale, les conséquences de sa capacité à symboliser de plus en 23. Rien n’est sans doute plus caractéristique de cette productive tension entre écriture et phonogramme que l’étonnement de Béla Bartók qui, comparant ses propres analyses à d’autres collections d’enregistrements semblables, se voit a posteriori obligé de réviser ses anciennes notations pour faire justice au dit « rythme bulgare », la mesure asymétrique (par exemple 9/16) de nombre de mélodies paysannes roumaines ; voir BARTÓK, 1938, ici 1981, p. 147 sqq.
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plus précisément des hauteurs, puis des durées. De la simple courbe mimant graphiquement le mouvement mélodique au marquage des intervalles relatifs grâce aux neumes, puis au couplage des hauteurs et de la parole chantée par « syllabation » (ut, ré, mi, fa…) ; de l’introduction des lignes de la portée permettant de signifier des hauteurs absolues à l’indication des durées et des valeurs rythmiques : chaque moment de la conquête de la maîtrise du son par une écriture de plus en plus « rationalisée » – et qu’il faudrait peut-être comparer au développement des alphabets – est précisément saisi24. Au terme de son évolution, ce véritable système de notation, loin de constituer un simple mode de fixation d’une musique qui lui préexisterait, s’est métamorphosé en un vecteur actif de coordination des voix et de composition formelle. En effet, la polyphonie harmonique – qui est le propre de la musique occidentale classique et se caractérise par la maîtrise d’une double contrainte, horizontale et verticale – aurait été, pour Weber, en grande partie rendue réalisable grâce à l’effet dynamisant de la notation. De même le système de notation, couplé à l’imprimerie et à un marché de la partition, a-t-il pu constituer la condition d’apparition du compositeur moderne25. Un des grands spécialistes de la culture orale médiévale, Paul Zumthor, confirme de son côté une telle hypothèse quand il suggère combien la partition imprimée a été décisive pour le développement spécifique de la musique en Occident : « La tradition manuscrite de la musique […] témoigne d’une mouvance mélodique d’une telle ampleur que l’invention de l’imprimerie eut sans doute sur la musique européenne des effets beaucoup plus puissants qu’elle n’en eut sur la poésie. Ce n’étaient pas des signes acoustiques (comme le sont les mots) que le copiste musicien se donnait pour tâche de transposer visuellement, mais bien des faits (les sons) et surtout des opérations vocales ou instrumentales. […] On sait quelle fut la réussite qui, dans une grande mesure, détermina l’art musical jusqu’à la fin du XIXe siècle26. »
En musique, l’écriture accomplit en effet pour Weber quelque chose comme une inversion radicale de tendance par rapport à la tradition : par la notation formalisée des faits acoustiques, elle en autorise la manipulation et peut co-déterminer en retour l’évolution de l’échelle sonore, voire celle des instruments, ou encore leur agencement dans l’orchestre. C’est bien par le biais de l’écriture que la facture instrumentale a pu s’extraire d’un lent tâtonnement sur la matière pour intégrer pleinement les résultats d’une expérimentation acoustique mathématisée. L’hypothèse principale du sociologue consiste à penser la notation musicale, le système tonal, les instruments à clavier et l’orchestre moderne, enfin la polyphonie harmonique comme une constellation de causalité réciproque. Le système de notation écrite – cette paradoxale invention des moines – serait ainsi le vecteur d’un type de rationalisation spécifique que Weber nomme intramusicale ; celle-ci diffère par sa logique de formalisation des impératifs 24. Voir WEBER, 1921a, ici 1924, p. 65 sqq. ; et, 1998, p. 118 sqq. 25. Leipzig, comme grand centre européen du livre et de la partition, et ville d’attache d’un Bach maître du contrepoint harmonique faisant triompher le Clavier bien tempéré, serait sans doute l’un des lieux paradigmatiques de ce nœud. Voir l’évocation implicite qu’en fait Weber, 1921a, ici 1924, p. 77, 89 ; et, 1998, p. 131, 146 sq. 26. ZUMTHOR, 1987, p. 128.
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extramusicaux édictés depuis d’autres sphères tels, par exemple, des tabous magiques marquant certaines valeurs sonores, ou encore l’obligation d’homophonie longtemps prônée par l’Église27. Par sa puissance de synchronisation, la notation aurait finalement en Occident permis de réaliser un contrôle de plus en plus poussé du matériau selon une logique intramusicale propre : celle de l’harmonie d’accords et du contrepoint polyphonique. Le tempérament égal, soit la division mathématique de l’octave en douze demi-tons comme base du système tonal, en constitue – dans la mesure où l’ambitus le plus large et les ressources sonores sont valorisés en soi – l’expression la plus poussée. Rationalisation formelle et autonomisation de la sphère esthétique musicale seraient, dans ce cas historique précis, allés de pair. Mais il ne s’agit là pour Weber que de l’un des types de développement possible : qu’en est-il alors, par comparaison, des musiques qui ne sont ni de composition écrite, ni orientées en premier lieu selon l’harmonie ? ORGANOLOGIE ET RATIONALISATION « MATÉRIELLE »
L’autre grand pôle du médium musical, c’est l’instrument. Dans l’attention toute particulière qu’il porte à la formation des échelles sonores, Weber réfléchit, à partir des matériaux dont il peut disposer, sur les types non européens de rationalité musicale : alors qu’en Occident moderne la gamme est calculée d’après les lois de l’harmonie, les systèmes sonores seraient ailleurs, en règle générale, construit matériellement selon un « principe des distances » (Distanzprinzip)28, l’exemple le plus répandu étant celui de l’échelle pentatonique. Ces distances apparaissent issues d’une négociation entre contraintes « instrumentales » et stéréotypisations mélodiques propres : ces contraintes varient grandement du chant seul ou groupé, à l’instrument, voire aux orchestres complexes. Le sociologue semble ici supposer un rôle important aux techniques du corps et à la maîtrise de l’instrumentation dans la délimitation des distances mélodiques, soit dans le fixage des rapports réels de hauteurs. Première technique du corps : la voix humaine. Weber fait d’abord référence à des cultures à musique purement vocale, leur tendance à la « pure » mélodie, à s’appuyer sur une échelle ne dépassant pas l’octave, à plutôt privilégier l’intervalle de quarte, à être généralement hostile à tout « chromatisme »29. Il analyse ensuite les différents types d’instruments selon leur mode de fixation des hauteurs, voire le jeu qu’elles autorisent : apparition de l’arpège puis de l’accord, construction d’une échelle sur plusieurs octaves, évolution tendant à valoriser la quinte, orientation possible vers le chromatisme, etc. Son hypothèse concernant l’opposition entre la quarte et la quinte dans la division de l’octave et la fonction spécifiquement différenciante de la « tierce harmonique » en Occident reste une question ouverte aux historiens spécialistes de cette matière. Remarquons plutôt l’importance décisive allouée à l’accordage ainsi qu’au transfert de l’accord d’un instrument sur un autre30. Par ce biais, la question de 27. Sur les modalités d’une rationalisation de type extra musicale, voir entre autres WEBER, 1921a, ici 1924, p. 72 ; et, 1998, p. 126. 28. Voir WEBER, 1921a, ici 1924, p. 11 sqq. ; et, 1998, p. 60 sqq. 29. Voir WEBER, 1921a, ici 1924, p. 26 sqq. ; et, 1998, p. 76 sqq. 30. Voir WEBER, 1921a, ici 1924, p. 18 ; et, 1998, p. 66.
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l’emprunt – ou du rejet – de tel instrument, ou de telle technique d’une culture à l’autre est implicitement posée. On pourra ici être frappé par les analogies avec l’approche maussienne, développée plus tard, d’une technique culturelle extériorisée dans l’instrument et mise en œuvre par le corps, et dont « l’organologie » d’André Schaeffner sera l’un des aboutissements31. La place centrale de la construction technique de l’instrument et de son utilisation dans la spécification de l’échelle musicale ressort donc clairement de l’analyse wébérienne : « C’est toujours – écrit-il – grâce aux instruments que l’organisation musicale apprit parallèlement, sinon à distinguer clairement les consonances, du moins à les fixer clairement et à les utiliser consciemment comme moyen artistique32. » Plus même, chaque système musical serait dans sa perspective construit « autour » d’un instrument particulier, sans doute caractéristique d’une aire culturelle donnée : « [… en Orient] c’est le luth (mot arabe) qui fut le porteur du développement de l’échelle : il devint l’instrument décisif des Arabes pour la fixation des intervalles, au même titre que la cithare chez les Grecs, le monocorde en Occident, et la flûte de bambou en Chine33. »
Dans le domaine organologique, ici encore, appropriation empirique du médium technique et comparaison culturelle s’avèrent indissociables. Serait-il alors hétérodoxe de dire que l’analyse wébérienne ne culmine pas seulement dans son « historicisation » – sans doute magistrale – de la singularité de la construction du tempérament égal comme base du système tonal de la musique savante européenne, mais peut-être plus encore dans l’envers comparatiste de son étude ? Car la question des modalités types des arts musicaux les plus différents semble d’une portée heuristique d’une tout autre dimension : existe-t-il pour les musiques non-européennes un (ou des) principe(s) dont la fonction d’organisation du matériau serait comparable à la logique de la tonalité dans le système occidental ? Dans la réponse qu’il propose, Weber s’appuie à l’évidence sur les travaux empiriques de l’École de Berlin : « L’[intuition (Gefühl)] de quelque chose qui serait en principe analogue à notre “tonalité” n’est en soi rien de spécifiquement moderne. Il se trouve […] entre autres dans de nombreuses musiques [amér]indiennes comme dans la musique orientale, et est connu dans [celle de l’Inde] sous un nom spécifique (amça). Mais son [sens (Sinn)] 31. Voir MAUSS, 1947, ici 1967, p. 112 sq. et surtout SCHAEFFNER, 1936, qui, s’il ne cite pas Weber, se réfère cependant en partie aux mêmes sources allemandes que lui, en particulier à Hornbostel. Comparer également aux réflexions sur le pas de danse stéréotypé comme source du rythme musical dans la très importante Zwischenbetrachtung, voir WEBER, 1920, ici 1986, p. 554 ; et, 1996, p. 434 sq. 32. « In Verbindung damit lernte sie die Konsonanzen, wenn nicht überhaupt sicher zu unterscheiden, so doch eindeutig zu fixieren und als Kunstmittel zu verwenden », WEBER, 1921a, ici 1924, p. 20 ; et, 1998, p. 80. 33. « Trägerin der extensiven und intensiven Entwicklung der Skala war die Laute (das Wort ist arabisch), welche im Mittelalter das für die Festlegung der Intervalle entscheidende Instrument der Araber wurde, ebenso wie dies die Kithara bei den Hellenen, das Monochord im Okzident, die Bambusflöte in China war », WEBER, 1921a, ici 1924, p. 21 ; et, 1998, p. 70.
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et son mode d’action sont essentiellement différents et sa portée est aussi plus limitée dans des musiques qui ont une structure mélodique que cela n’est aujourd’hui possible chez nous34. »
Cet équivalent structurel, Weber le trouve – citant Hornbostel et Stumpf – dans un « centre de gravité mélodique » (melodischer Schwerpunkt) organisé autour d’une ou de deux notes, et que l’on pourrait repérer dans des musiques aussi différentes que celle de l’antiquité grecque, celle purement vocale des Vedda de Sri Lanka, ou encore celle, modale, du Moyen Âge35. Mais par contraste avec tout évolutionnisme esthétique, dont Stumpf en particulier a du mal à se départir, c’est bien la polarisation idéal-typique d’un « principe des distances » construit matériellement selon des contraintes mélodiques d’un côté, et d’un calcul formalisé selon les règles de l’harmonie de l’autre, qui fait toute la singularité de la perspective wébérienne36. Elle constitue sans aucun doute la grande thèse à réévaluer à la lumière d’un siècle d’ethnomusicologie et de développement des medias techniques. À travers ces rappels sur la sociologie comparée wébérienne de la musique, on entrevoit la portée épistémologique du questionnement qu’il est possible de déployer à partir du concept de médium technique. Loin de se réduire à un simple « moyen » technologique, le médium serait à penser comme une constellation variable d’instruments matériels, de modes de mémorisation et de transmission, de techniques intellectuelles les légitimant. Tous font l’objet d’un apprentissage et induisent des logiques propres. Sans doute, l’instrument reste-t-il toujours le vecteur principal de l’échelle sonore réalisée, mais la création et la transmission de la musique s’appuient nécessairement – de manière typologique – ou sur des techniques gestuelles et orales, ou sur un système de notation écrite, ou encore sur des dispositifs de reproduction sonore. Quant aux théories, qui ne sont pas toujours pleinement explicitées, elles peuvent s’avérer « hétéronomes », extramusicales (d’ordre matériel, médical, religieux...), ou encore proprement intramusicales, c’est-à-dire revendiquant pour soi une « autonomie » esthétique. Pris comme ensemble de techniques empiriquement descriptibles, le médium trace les conditions d’existence sociale des arts musicaux – façon proprement « médiale » de concevoir leur a priori historique. 34. « Das Gefühl für etwas unserer “Tonalität” im Prinzip Ähnliches ist an sich keineswegs etwas spezifisch Modernes. Es findet sich […] u.a. in vielen Indianer-Musiken wie in der orientalischen Musik und ist in der indischen unter einem eigenen Wort (Ansa) bekannt. Aber sein Sinn und seine Wirkungsweise ist wesentlich anders und auch seine Tragweite begrenzter in Musiken, welche eine Melodische Struktur haben, als dies bei uns heute möglich ist », WEBER, 1921a, ici 1924, p. 25 sq.; et, 1998, p. 76 (traduction modifiée). 35. Voir WEBER, 1921a, ici 1924, p. 34 ; et, 1998, p. 84. Comparer en particulier à HORNBOSTEL, 1906-1907, rééd. dans SIMON, éd., 2000, p. 86 sq. ; et à STUMPF, 1911, ici 2006, p. 51 sq., ainsi qu’à WEBER, 1921b, ici 2004, p. 191, n. 30. 36. Il suffit de comparer par exemple la classification des formes harmoniques-polyphoniques proposée par Stumpf et Hornbostel (homophonie, organum, bourdon, hétérophonie, polyphonie) à la typologie de la « plurivocalité » construite à rebours par Weber (plurisonorité harmonique d’accords, contrepoint polyphonique, homophonie et bourdon, hétérophonie) pour saisir comment, bien que fondée sur les mêmes données empiriques, celle-ci contrecarre l’orientation évolutionniste de la première. Voir STUMPF, 1911, ici 2006, p. 97 sqq. et WEBER, 1921a, ici 1924, p. 50 sqq. ; et, 1998, p. 102 sqq.
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En même temps, on saisit la mesure dans laquelle une telle approche permet de repérer, à travers les différentes techniques musicales, les types de rapport possibles qu’entretiennent les cultures les plus diverses au monde physique – celui des faits acoustiques. À la fois phénomène physique temporel et acte social, la musique se situe de manière paradigmatique à l’intersection de la nature et de la culture, venant par là singulièrement brouiller l’une des oppositions les mieux ancrées de notre pensée. L’étude wébérienne insiste particulièrement sur le fait que même la rationalisation la plus poussée est inéluctablement sujette à un reste irréductible – ce sont, dans le cas de la construction de l’échelle harmonique, les comma pythagoricien, ou zarlinien, qui seront « masqués » par l’introduction du « tempérament ». Mais alors que la culture occidentale a poussé la tension irréductible entre ratio musicale et physique des sons à l’extrême, en vue de « saturer » les possibilités tonales, d’autres cultures se sont plutôt attachées à la « recouvrir » ou encore à systématiquement la « contourner »37. La façon dont les différentes sociétés négocient cette tension relève finalement d’un mode de positionnement dans le monde, de leur façon spécifique de construire le rapport entre culture et nature. Telle est au fond la raison du caractère hybride, « technique » au sens fort du terme, et si peu « traditionnellement » sociologique, du fragment wébérien sur la musique. Sans aucun doute l’analyse proposée dans les Fondements offre-t-elle des zones d’ombres. Outre la précarité de l’archive phonographique à laquelle Weber pouvait recourir, sa façon de privilégier la construction des échelles de hauteur reste guidée par le choix – tout à fait explicite – de son questionnement autour de l’harmonie occidentale. Remarquons que ce « point de vue de l’Européen » renvoie aussi à un moment historique très précis (le texte est écrit dans les années 1910) : celui de la crise du système tonal – remise en cause dont « l’atonalité » prônée par l’École de Vienne et l’introduction d’éléments non occidentaux dans la musique savante constituaient les signes les plus frappants. Toujours est-il que ce « privilège » des hauteurs mène certainement Weber – je laisserai le jugement aux spécialistes – à sous-estimer d’autres dimensions du médium technique potentiellement significatives d’un système musical entier, telles celles des structures rythmiques ou des qualités spécifiques de timbres. Il n’en reste pas moins que son approche ouvre une réflexion permettant, par le biais de la technique, de redéfinir l’objet musical dans un sens éminemment ethnologique. En outre, l’attention portée au médium technique apparaîtra particulièrement pertinente pour saisir les phénomènes musicaux propres à une modernité mondialisée, caractérisée par une expansion qualitative des médiations techniques de production et de reproduction sonore : à travers le disque, la radio, le magnétophone, l’électrification 37. Voir WEBER, 1920, ici 1986, p. 253 ; et, 1996, p. 351 : « De même qu’en musique le “comma” pythagoricien a résisté à la rationalisation intégrale de la physique des tons, et de même qu’en conséquence chacun des grands systèmes de musique de tous les peuples et de tous les temps s’est distingué d’abord par la manière de recouvrir [zu überdecken] ou de contourner [zu umgehen] cette irrationalité inéluctable ou, à l’inverse, de s’en servir [in den Dienst zu sellen] pour enrichir les tonalités, de même en a-t-il été apparemment de l’image du monde théorique et surtout, et davantage encore de la rationalisation pratique de la vie. » Sur ce point, voir également BOON, 1982, p. 68 sqq. À ces formes distinctes de rapport esthétique au monde fait écho la typologie de l’ascèse et de la mystique dans la sociologie religieuse.
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du concert ou encore la synthèse électronique et informatique du son. Aucune analyse des évolutions musicales du siècle dernier ne peut faire l’économie d’une réflexion sur les effets de la reproduction technique et sur sa métamorphose en principale source de « coproduction » de l’écoute sociale. À partir du moment où un dispositif d’enregistrement devient partie prenante du médium technique, il paraît toutefois vraisemblable que l’opposition typologique entre rationalisation « formelle » et « matérielle », à partir de laquelle Weber travaillait38, recouvrira de moins en moins la différenciation qu’il établissait entre facteur « intra et extramusical ». Si le sociologue tirait, avec la musicologie comparée de son époque, les conséquences épistémologiques de la mise en place d’une archive phonographique, il s’écoule encore un demi-siècle avant que puissent être formulés dans toute leur portée – comme chez Glenn Gould – les effets proprement esthétiques dus au formidable essor de l’enregistrement sonore39. L’un d’eux est le déploiement des grands syncrétismes musicaux qui caractériseront le XXe siècle. Ceux-ci, tels le jazz, auront constitué les premiers cas de musique mondiale et n’auraient pu exister ni se développer sans l’enregistrement et la diffusion par le disque et la radio. Que de telles conditions techniques soient un fait anthropologique majeur, un élément différenciant a priori une société d’une autre, une époque d’une autre, c’est ce qu’il est possible de rendre productif à partir de l’approche comparative esquissée – en musique comme ailleurs – par Max Weber. Lui qui assista à Washington en 1904 à un office protestant « nègre », et fut quelque peu choqué par l’étrange jeu de répons, mi-murmuré mi-crié, entre le prédicateur et ses paroissiens, aurait-il imaginé le paradoxe qui – comme l’écrit Schaeffner une vingtaine d’années plus tard – fera que « le même choral luthérien, sur lequel repose une partie de l’œuvre de Bach, ait permis au jazz de s’édifier à son tour40 » ? LISTE DES RÉFÉRENCES
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38. Il faut bien ajouter la sphère esthétique aux champs de l’économie, du droit, et du politique pour lesquels intervient la distinction wébérienne entre rationalité formelle et matérielle telle que reconstruite par COLLIOT-THÉLÈNE, 2006, p. 75 sq. La reproduction technique – qui peut tenir des deux catégories à la fois – semble quant à elle favoriser un « charisme de l’instrument » qui, bien qu’essentiellement intramusical, se différencie tout autant de la tradition gestuelle et orale que de la formalisation écrite. 39. Voir GOULD, 1966, ici 1984. Ce texte peut être considéré comme le pendant, pour les arts spécifiquement musicaux, de l’essai de Walter Benjamin sur la reproductibilité technique. 40. Voir Marianne WEBER, 1989, p. 313 ; SCHAEFFNER, 1926, ici 1988, p. 85.
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