EAN-LUC MOREAU
LES H U N S ET LES A U T R E S ou C o m m e n t peut-on ~tre H u r o n
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L'abbJ de Saint-Yves lui demanda laquelle des trois langues lui plaisait davanrage, la huronne, l' anglaise ou la fran~aise. ~La huronne, sans contredit*, @ondit l'lngdnu. -- ~Est-il possible, s'~cria Mile de Kerkabon; j'avais toujours cru que le fran~ais $tait la plus belle de toutes les langues aprds le bas-breton. ~> Voltaire. L'Ing6nu
. C'est du Tolstoi que vous lisez ? Ce n'est pas du russe, c'est du mordve. D u quoi? D u mordve. Quel dr61e de n o m ! Mais si, les Mordves, vous savez bien ! . . . La M o r d v i e . . . La Moldavie ? Pas Moldavie: Mordvie. N o t e z que c'est aussi en URSS. Ca me dit quelque c h o s e . . . Ah mais bien stir, suis-je b~te ! Je sais m~me ce que vous l i s e z . . . ? . . . Les M6moires de Siniavski! D
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. Vous n'y ~tes pas du tout. Je lis un porte. U n excellent po&e. - I1 doit avoir un nora tt coucher dehors.
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Artur Moro. Arthur comme Rimbaud ? Et M o r o c o m m e Moreau. C o m m e Jeanne ? Si vous voulez. Encore que tant qu'~t faire j'aurais plut6t pens6 a u p o r t e . . . I1 n'est pas tr6s connu. <
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. Et dites-moi, ils sont n o m b r e u x v o s . . , c o m m e n t ditesvous ? Moins que les Fran~ais, je vous l'accorde. C o m b i e n de fois m o i n s ? - U n e quarantaine. - T o u t s'explique. Ce n'est pas un peuple. C'est un groupuscule. C o m m e les Bretons. - C o m m e les Mongols. - C o m m e n t les M o n g o l s ? - Ceux de la R6publique. Les Mordves sont plus nombreux. - Plus n o m b r e u x ? ~: - Et q u e les Mauritan,!ens. Et que les Islandais. Et que les Lib6riens. I1 est vrai qu ils passent p o u r avoir la premi6re marine du monde. - Les M o r d v e s ont la premi6re marine du m o n d e ? - Pas les M o r d v e s : les Lib6riens. Et le G a b o n ? Vous savez c o m b i e n il a d'habitants, le G a b o n ? Le G a b o n n'est pas un peuple, c'est un Etat. Et puis ce n'est pas e n Sib~rie ! En Sib6rie? P o u r q u o i en Sib~rie? Ils ne sont pas en Sib6rie, les Mordves, ils sont en Europe, c o m m e vous et moi. -
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- C o m m e vous e t moi ? C'est bizarre. Je n'en a i jamais renc o n t r 6 . . . I1 est vrai qu'avec tous ces touristes on finit par ne plus s'y r e t r o u v e r . . .
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. . . Et c'est loin ce pays ? t~a d6pend comment on y ya. A vol d ' o i s e a u . . . - C o m m e Tamanrasset. Vous faites du mauvais esprit. - Alors c o m m e le Cap Nord. - En deux-chevaux j'ai mis quatre jours. - Ou encore comme J&usalem. J6rusalem ? M a grand-m6re devait y partir cette semaine en pderinage, mais elle dit que par RoissY c'est comme Bordeaux par Austerlitz; elle a trouv6 qu'elle pourrait toujours y aller quand elle serait vieille. Elle part ~t Cuba. - Les Mordves sont deux lois moins loin. - Si vous dites qa devant m a grand-m6re, stir qu'elle fera un crochet par lh quand elle retournera ~ K a t m a n d o u . . , -
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. . . Ca doit ~tre un peuple jeune ? Un peuple jeune, les Mordves ? Jordanes les mentionne au 6~me si6cle. Darts son Histoire des Goths. Qui se d6roule au 4 ~ m e . . . La nation frangaise 6tait encore dans les limbesI - U n peuple isol6 alors ? - Pas du tout! Ils ont plein de parents! Les Maris q u ' o n appelle aussi les Tch6r6misses, les Oudmourts q u ' o n appelle aussi les Votyaks, les Komis q u ' o n appelle aussi les Zyri6nes, les Khantys q u ' o n appelle aussi les Ostyaks, les Mansis q u ' o n appelle aussi les V o g o u l s . . . - C'est bien la peine d'avoir deux noms p o u r que personne ne vous cite!
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JEAN-LUC MOREAU I1 y a aussi les Lapons qu'on appelle aussi les Sames. C'est vraiment la mar6e s l a v e ! . . . .
Ce ne sont pas des Slaves! Pas des Slaves ? Des Allemands alors ? Pas du tout, ce sont des Finno-ougriens. C'est tout un archipel de peuples qu'on trouve surtout dans le Nord de l'Europe. Comme les Finnois. - Les Chinois sont en Europe ? - Pas Chinois" Finnois. Les habitants de la Finlande. - Les Finlandais alors? - Si vous voulez. Mais il y a des Finlandais qui ne sont pas finnois et des Finnois qui ne sont pas finlandais. C'est comme IsraS1. PlutSt comme les Hongrois qui sont aussi leurs parents. - Les Hongrois sont les parents d'IsraSl? Mais non, les parents des Finnois. C'est compliqu6. En tout cas les Hongrois je connaist Surtout des 6 c r i v a i n s . . . -
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. Vous connaissez des 6crivains hongrois ? J'en connais plein. - Vous me faites plaisir. Qui connaissez-vous ? - Arthur Koestler, Jerome K. Jerome, Christine A r n o t h y . . . Un peu Luk~tcs aussi, seulement il 6crit en aUernand, c'est diflicile. - Luk~tcs 6tait un philosophe, c'est diff6rent. Et du reste il a aussi 6cdt dans sa langue maternelle. Mais les autres ne sont pas des 6crivains hongrois. Ils n'6crivent pas en hongrois. Alors c'est qui pour les Hongrois leur premier 6erivain ? Janus Pannonius. -
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C o m m e n t dites-vous? Janus Pannonius. Mais c'est un n o m latin! C'6tait un po6te de langue latine. - Vous vous payez m a t&e. Vous venez de m'expliquer que Koestler n'6tait pas un 6crivain hongrois. Le latin n'est pas ranglais. Pannonius veut dire de P a n n o nie. La Pannonie est en Hongrie. C'est un vrai Hongrois. - Vous faites deux poids deux mesures. Je comprends qu'il se soit appel6 Janus. - Je ne vois pas le rapport. - Janus avait deux visages. - I1 ne s'agit pas du dieu. Janus veut dire Jean. - P o u r q u o i pas J o h a n n e s ? - Tiens, c'est v r a i . . . - Vous voyez bien! Janus 6tait le dieu des portes. Le dieu des passages et des courants d'air. - C'&ait le dieu des commencements. -
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. - Et q u a n d vivait-il ce c o m m e n c e u r ? - A u 156me si6cle. - Alors ce n'&ait pas le premier 6crivain hongrois. - C o m m e n t ce n'6tait pas le premier 6crivain h o n g r o i s ? - Vous oubliez saint Martin. - Vous alors, vous n'Stes pas t o u r a n g e a u p o u r rien. Mais saint Martin de T o u r s n ' a rien 6crit que je sache ? - Je ne parle pas de saint Martin de Tours, je parle de saint M a r t i n de Braga, I1 est n6 en Pannonie. 11 6crivait en l a t i n . . . Et il vivait au 66me si6cle. - Avec ce raisonnement, saint Augustin a fond6 la litt6rature alg6rienne.
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10. - Alors en langue hongroise, qa commence quand la litt6rature ? - (~a commence h la Renaissance. Avec la R6forme et la Contre-R6forme. Avec la bataille de Mohfics. ~ C'est un Moh~tcs qu'il nous faut>>, dira un jour un grand po6te hongrois. - C'6tait une grande victoire? - Un d6sastre. La d&onfiture. L'arm6e hongroise 6crabouil16e par les Turcs. Le pays occup6, - Les Turcs! Quelle horreurI - U n tel d6sastre q u ' a u 186me si6cle on ne trouve plus q u ' u n seul 6crivain important. Un 6pistolier. I1 avait dfi chercher refuge h l'6tranger. -
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En Turquie. Ils sont fous, ces H o n g r o i s ! . . . 11.
- . . . Mais au fait, et R/tk6czi? Ce n'6tait pas au 186me si6cle qu'il vivait? J'ai lu quelque part des extraits de ses m6moires. - C'est vrai. MSme qu'il les a r6dig6es en franqais. - Allons bon! I1 ne manquait plus que qa! Alors R~ik6czi non plus n'6tait pas hongrois ? - Lfi, franchement, vous faites de la provocation. Bien stir que siil 6tait hongrois! Mais ce n'6tait pas un 6crivain. C'6tait un m6morialiste. - Chateaubriand aussi 6tait un m6morialiste. Ca ne l'emp~che pas d'&re un 6crivain. Et Saint-Simon ? Et le cardinal de Retz ? Et Villehardouin ? Et Jules C6sar ? Et le g6n6ral de Gaulle .9 - Comparer Jules C6sar et le g6n6ral de Gaulle, vous y allez un peu fort. Ou si c'est un calembour, allez rite vous cacher. Vous n'allez tout de m~me pas me dire que le g6n6ral de Gaulle &ait un 6crivain! - C'est quoi, un 6crivain ?
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12. - D ' a b o r d en Hongrie les plus grands 6crivains sont des po&es: Balassi, Csokonai, V6rSsmarty, Petffi, Arany, Ady, Babits, KosztoI~inyi, J6zsef A t t . . . pardon, je veux dire Attila Joseph; Radn6ti, I l l y 6 s . . . , J'avoue que je ne connais pas grand monde. A part Attila et Joseph qui me disent vaguement quelque c h o s e . . . I1 n'est jamais trop tard. Compl&ez votre culture. - Je ne sais pas le hongrois. - Apprenez-le. I1 y a h Paris d'excellents professeurs. Je vous donne l'adresse 2 Attendez d'abord que j'ai appris l'espagnol. - Lisez des traductions. Des traductions ? Ok voulez-vous que je les trouve ? - D a n s les librairies... Avec un peu de c h a n c e . . . Sinort dans les biblioth6ques: aux Langues Orientales; au Centre Censier; h l'Institut Hongrois de P a r i s . . . - Vous savez, moi, j'habite h Cinq-Mars-la-Pile. - Abonnez-vous ~t Neohelicon. C'est une tr6s bonne revue.
13. - J'aimerais partager votre enthousiasme. Mais vous ne m'emp~cherez pas d'etre mtfiant. - Pourquoi mtfiant? - Dans les pays de l'Est, ~t part le samizdat, nous savons bien que tout le reste n'est clue de la propagande. - Samizdat n'est pas un mot hongrois. - Drugstore non plus n'est pas un mot frangais. Ca ne les empSche pas de fleurir sur les Champs-Elystes. Comparaison n'est pas raison. En Hongrie la libert6 d'expression existe. - Vous croyez qu'on publierait notre conversation ? - t~a vaudrait la peine d'essayer. Franchement je crois que oui. Aprts tout, elle n'engage que nous.
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Et il n'y a pas de samizdat ? Pas queje sache. Si des auteursjug6s m6diocres et qu'on ne public pas veulent taper leurs ~euvres h la machine, on ne les coffre pas pour 9a. En France, il y a l e s comptes d'auteur. Auxquels ne peuvent recourir que ceux qui ont de l'argent, ce qui est immoral; et leurs livres ne sont pas distribu6s, ce qui est une escroquerie. En Hongrie ce genre de choses n'existe pas. - C'est quand m~me comme qa que Proust a comment6. Que Baudelaire a publi6 les Fleurs du Mal. Et Verlaine ses premi6res plaquettes. Sans parler de Rimbaud, de Lautr~amont, d'Apollinaire, des surr6alistes. Prenez les premiers livres d'Aragon: ce sont tous des comptes d'auteur. Pas Ir6ne. - Ce n'est pas un tr6s bon exemple. - C'est vrai. D'aiUeurs Aragon a dit que ce n'6tait pas de lui. - I1 s'est aussi oppos6 ~t ce qu'on le republie. C'est contradictoire. Je suppose que les Hongrois l'auraient volontiers publi6 ? - ~a, c'est moins stir. Mais c'est un probl6me de soci6t6, pas de politique. - C'est quoi, la politique? -
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14. - Vous connaissez Joseph Lengyel ? - Ma foi non. - On l'a pourtant traduit. C'est un 6crivain communiste. I1 est mort il n'y a pas tr~s longtemps. I1 avait pass6 une partie de sa vie en Sib6rie; un voyage i n v o l o n t a i r e . . . I1 a 6t6 I'un des premiers ~t 6crire des r6cits sur son exp6rience. I1 y a aussi une tr6s belie nouvelle de lui sur la Hongrie stalinienne; ~a s'appelle Le petit vieux monsieur en col6re. L'histoire d'un vieux professeur qui ne s'occupe pas de politique mais dont la politique s'occupe. On l'arr~te. I1 d6couvre la prison, l'ali6nation, un autre univers qu'il a c6toy6 toute sa vie sans en soup-
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~onner l'existence. On le bat. On l'humilie. I1 disparait dans la trappe de l ' H i s t o i r e . . . C'est un beau texte; courageux. Et on l'a publi6 ? - On le publie toujours. A tirage eonfidentiel, bien sQr ? - En livre de poche. Dans une s~rie de petits classiques bon march6 ~t l'usage des lycrens. On le trouve dans les kiosques. - Mes yeux se dessiUent. Mais alors Soljenitsyne ? - On a Lengyel, c'est sutfisant. On reste en famille. - I1 y a donc une censure politique ? - Publier Lengyel c'est aussi de la politique. - Et ne pas publier Soljenitsyne ? - C'est de la diplomatie. -
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15. - Vous avez beau dire. Une hirondelle ne fait pas le printemps. - Le printemps de Budapest a beacoup d'hirondelles. - Avouez qu'en France on ne les volt pas souvent. - Question de publicitr. Tenez, vous connaissez D r r y ? - Tibor D r r y ? Celui qui est en prison ? Vous retardez. (~a fait bient6t vingt ans qu'il en est sorti. On l'a amnistir. I1 publie livre sur livre. I1 y a quatre ou cinq ans on a sorti h Paris un film admirable tir6 de deux rrcits de lui. Un film hongrois, tourn6 h Budapest. L'histoire d'un h o m m e qui rentre chez lui h la m o r t de S t a l i n e . . . Sa vie est b r i s r e . . . Ca s'appelait Amour. Je l'ai vu dans un petit studio d'art et d'essai derrirre l'Etoile. I1 y avait trois personnes darts la salle. Le film n ' a pas tenu trois semaines. - Avouez que c'est tout de m~me b i z a r r e . . . - C o m m e n t cela? I1 y a cinq ou six ans j'ai vu, moi, tout un tas de films tchrcoslovaques. M~me anciens, ils faisaient salle comble. Je me demande bien p o u r q u o i . . . -
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16. Je vais vous dire. Je connais un Hongrois qui a pass6 r6cemment trois semaines ~ Paris. T o u s l e s jours il lisait le Monde pour avoir des nouvelles de son pays. En trois semaines, il n'a trouv6 qu'un seul article: une douzaine de lignes sur les exportations de canards. Comme publicit6, c'est maigre. La litt6rature s'en ressent. Du temps de Mindszenty on arrivait encore h placer de temps en temps quelques bouquins; depuis que K~tdfir est all6 voir le pape, les libraires ont beau brader Ady ~t un franc pour faire de la place, ils n'arrivent plus h s'en d6barrasser. - Vous qui fr6quentez les services culturels, vous devriez quand mSme leur souffler de mieux faire connaitre leurs 6crivains. - Ils font beaucoup, vous savez. Que pourraient-ils faire de plus? -Je ne sais pas moi. Les mettre en prison par exemple. Oh, pas pour de bon. Avec leur consentement. Juste pour la pub... -
17. . . . Et les autres, les Machins qu'on appelle aussi les Trucs, ils ont aussi des 6crivains ? Bien stir. MSme les Vogouls qui ne sont que 4000 et dont la moiti6 a d6j~t chang6 de langue, ils ont un magnifique po6te qui s'appelle Youvan Chestalov. Je l'ai entendu dire ses po6mes en Hongrie. La saUe &ait pleine. Mais qui le comprenait? - Personne. Saul B61a Kfilm~m. Mais Chestalov est quand mSme un vrai po&e. -
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- Dites donc, c'est un peu le Dernier des Mohicans que vous me racontez l~t.
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Vous ne croyez, pas si bien dire. Tenez, je vais vous raconter u n e histoire. Une histoire vraie. L'histoire de Lidia Plotnikova .... Une Russe? - T o u s l e s Hurons s'appellent Groslouis. Vous aUez voir. Nous ne quitterons pas la litt6rature. Quand j'&ais 6tudiant, avec un camarade qui est aujourd'hui un grand arabisant, nous avions entrepris d e fabriquer une langue. Une langueimpossible ofl nous avions accumul6 tous les phon6mes les plus impronon9ables de <
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vieille dame kamasse qui parle encore sa langue. Elle va vers ses quatre-vingts ans>>. - < - <> - ~ Mais je ne vois toujours pas comment une langue connue par une seule personne peut devenir une langue litt6raire? La litt6rature n'est qu'une s u p e r s t r u c t u r e . . . Sans compter qu'elle a dfi bigrement l'oublier, sa langue, cette femme, sans personne avec qui la parler ! . . . ~> ~ Vous oubliez Dieu >~, me dit-il. <~Au soir de leur vie, il est doux, pour certains, de parler avec Lui la langue de leur enfance. Lidia est baptiste. Elle a adapt6 en kamasse les pri~res de sa foi. Elle a invent~ une graphie et les a not6es. Les linguistes, grace ~ elle, disposent de tout un corpus. La traduction des psaumes, quelle litt6rature n'a pas plus ou moins comment6 par 1~? Les pontes modernes exigent une po6sie totale, un engagement de l'&re tout entier. Quelle po~sie pourrait l'~tre davantage? Quand cette femme prie, un peuple entier est ~t genoux. >> Vous ~tes sOr que ce n'6tait pas un autre canular ? Pas du tout. J'ai racont6 tt mon ami l'histoire de la langue que nous avions invent6e. I1 m'a dit: < - Vous l'avez vue? - Comme je vous vois. J'ai m~me paris avec eUe. En kamasse ? Nous ne parlions pas le m~me dialecte. -
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19. Votre histoire prouve au moins une chose: c'est que tOllS ces peuples sont en voie d'assimilation. - Voire. C'est peut-&re comme les Ithomiides, les Castnia et les A n t h o m y z a . . . Ce sont aussi des Finno-ougriens ? -
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Non; des papillons du Br6sil. Des esp6ces tr6s diff6rentes mais qu'on a longtemps confondues. Elles imitent une autre esp6ce, les danaides. Leurs livr6es sont indiscernables. Au microscope on s'aperqoit que leurs structures sont compl&ement diff6rentes. Les savants appellent ~a le mim6tisme bat6sien. Ca leur sert ~t quoi, aux papillons ? - D'apr6s certains, h ne passe faire manger. Ca trompe les oiseaux. Les esp6ces comestibles imitent celles qui ne le sont pas. - Vous parlez s6rieusement? - Non, pas tout ~t fait. Parce que depuis on a trouv6 des esp6ces comestibles qui s'imitent entre elles, et aussi des immangeables qui se copient; et des papillons de Chine qui en imitent d'autres d'Afrique du S u d . . . En d6finitive, ce n'est peut-Stre qu'une affaire de mode. I1 n'empSche qu'au m i c r o s c o p e . . . -
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20. Si vous voulez dire que l'homme tout court n'existe pas, c'est une id6e sacr6ment r6actionnaire. Je veux seulement dire qu'il y a plus d'une cellule darts le couvent du p&e. Que les Estoniens ne sont pas plus les Tch6r6misses que les Basques ne sont les Alsaciens. M~me s'ils s'appellent Dupont et portent le mSme b6ret. En esth6tique aussi il peut y avoir mim6tisme; et mSme en philosophie. Les nuances finissent par ressortir. Ronsard irnitait P&rarque, Pouchkine Parny et Pet6fi B6ranger. Traduit en fran~ais, Pet6fi ressemble du B6ranger. Ca ne l'empSche pas, dans son syst6me h lui, dans sa langue, dans son peuple, d'Stre profond6ment original. Prenez la litt6rature oudmourte. Vu de Cinq-Mars-la-Pile, c'est quoi? - Un uniforme. Le r6alisme socialiste. Des sousGorki et des pseudo-Alexis TolstoL Mais le soldat pour le conna~tre, c'est dans sa famille qu'il faut le voir. MSme s'il d6barque avec son calot, sa femme ne s'y trompe pas, elle ne va pas embrasser son c a p i t a i n e . . , - Ca arrive. - N'empSche. La litt6rature, c'est comme les vitraux: il faut la voir de l'int6rieur. Je vous cite un exemple: Vouj M o u l t a n e . . . -
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21. un 6crivain? C'est un village, en Oudmourtie. C'est aussi le titre d'un roman. De Mikha'il Petrov, encore un qui s'appelait Dupont. P6ter Domokos dit que c'est une encyclop6die de la vie oudmourte. Ce roman c'est l'histoire v6ridique d'un proems h la fin du 19~me si~cle. Un beau jour on trouve dans la for~t le cadavre d'un vagabond, un Russe. D6capit6 diront certains. La police arr~te onze paysans oudmourts. On les accuse de crime r i t u e l . . . - Comme l'Homme de Kiev? A peu pr~s. Sept d'entre eux sont condamn6s. Sans preuves; sur de simples pr6somptions. C'est alors que l'intelligentsia s'en m~le. Le grand 6crivain Korolenko . . Korolenko ! Enfin un nora que je connais ! - Vous connaissez Korolenko ? Bien stir. C'&ait un intellectuel pourri, un minable petitbourgeois prisonnier de ses p r 6 j u g 6 s . . . - Qui est-ce qui vous a racont6 ~a ? L6nine. Dans une lettre h Gorki, il dit m~me qu'~ de tels a talents ~ ~a ne fait pas de real de passer des a petites semaines en prison >~. - . Cinqui~me 6dition, tome 51, page 47 et suivantes. Je l'ai lu avant vous. Mais 9a, c'6tait plus tard, en 1919. I1 devait avoir ses raisons. Pour les Oudmourts, Korolenko est un h6ros national, leurs critiques eux-mSmes l ' 6 c r i v e n t . . . Le Zola de leur affaire Dreyfus. Ils citent le jugement de Gorki: Korolenko 6tait u n homme:~ au cceur grand e t fort)~. Et c'est qu'il les connaissait bien, les Oudmourts, Korolenko! Comme c'6tait un r6volutionnaire, o n l'avait d6port6 chez eux, il le raconte dans ses M6moires... A Glazov, d'abord, et puis ensuite dans un tout petit bled, je vous fais grace du nora, c'est dur h prononcer. Bref, il les connaissait. Et comme il les connaissait, il les aimait beaucoup. Alors il a pris leur d6fense. I1 a alert6 l'opinion. I1 y a eu des articles jusque dans les journaux de Paris. -
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On le laissait parler ? C'6tait quand m~me pas un compagnon de route! . . . Ca devait ~tre drblement dangereux pour eux d'etre d6fendu par un r6volutionnaire ? Et un ancien Con, damn6 par-dessus le m a r c h 6 . . . II trouva des soutiens jusqu'~ Saint-P&ersbourg. Un grand juriste, Koni, d6clara au S6nat que le procbs n'&ait pas seulement celui des accus6s, mais qu'il visait ~t jeter le discr6dit sur route une nation. I1 y eut un second proc6s. L'affaire en tout dura quinze a n s . . . Ils prenaient plut6t leur temps sous les tzars ! . . . et se termina par un non-lieu. Le proc6s avait 6t6 fabriqu6 de toutes pi6ces. - Un proc6s fabriqu6 qui se termine par un non-lieu! Et en quelle ann6e il a 6t6 6crit, ce r o m a n ? - La premibre mouture est de 1938. - C'~tait gonfl6. - Comment qa, gonfl6? Petrov ~tait un citoyen loyal. Un ancient de la Gu~p6ou, c'est tout d i r e . . . Pas un nationaliste bourgeois comme Gherd et consorts. D'ailleurs quand on l'a arr~t6, Gherd, P&rov a bien compris qu'on avait raison. Tl n'y a qu'h lire l'avant-propos h ses recueils de chants populaires. I1 est vrai qu'il a dit plus tard qu'il n'avait pas pu faire autrement... - Et il a eu du succ6s, son roman, en 19387 - On ne l'a pas publi6. La deuxi6me version non plus d'ailleurs, en 47. (~a s'appelait Les Enchain6s. Le roman est paru en 1954. I1 avait beaucoup travaill6 dessus. D'apr6s les critiques, c'&ait devenu pour lui une ~ cause sacr6e >>. Et qu'est-ce qu'ils en pensent les Oudmourts, quand ils le lisent aujourd'hui ? Va savoir. Ce sont eux qui les voient, les vitraux. -
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22. - Ce que vous me dites 1~ me fait penser ~t B6r6nice. On nous l'expliquait en classe quand j'&ais potaehe: ~ pure 616gie 12
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racinienne,, ~ d61icatesse des sentiments , , dans-un-mois-dansun-an et tout le bazar. Quand on lit B6r6nice en rentrant d'Auschwitz, on doit quand m~me trouver que c'6tait une belle salope. - Question de perspective. Prenez Alexandre N e v s k i . . .
23. - Le film d'Eisenstein? Avec la musique de Prokofiev? Quelle merveille ! Un grand classique. Et quel patriotisme ! Ces simples paysans qui d6fendent pied h pied leur terre contre l'envahisseur... Vous savez o~ qa se passe ? Sur un lac, en Russie. - Le lac Peipous. Les Russes l'appeUent le lac des Tchoudes, un nom pas tr6s gentil pour d6signer les Finnois. C'est en Estonie... - I1 n'y a pas d'Estoniens darts le film! - Comme dans Jules Verne. Dans Un crime en Livonie aussi on ne voit que de gentils Russes et de m6chants Allemands. Pas de Lives; pas d'Estoniens. Le lac Peipous est quand m~me en Estonie. A la limite de l'Ingrie. Les Ingriens 6taient aussi des Finnois. Pourquoi ~ 6taient, ? - Parce qu'il n'y en a plus. L'Ingrie, c'est aujourd'hui la r6gion de L6ningrad. - Dont le plan a 6t6 fait par un architecte franqais. SaintP6tersbourg n'est pas un nora tr6s finnois. - Neva en est un. Ca veut dire mardcage. Tsarskoy6 $61o aussi. - Vous vous moquez de moi. Tsarskoy6 S6lo est un nom russe; qa veut dire le village du tsar. - Quand Pierre le Grand s'y est install6, c'6tait un village de p~cheurs. I1 s'appelait Saarenkyla. C'est du pur finnois. Ga veut dire le village de File. Saari veut dire File et kyl~t le village. -
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On a traduit, mais seulement h moiti~. Au 18~me si6cle on disait Sarskoy6 $61o. Avec S! - Si je comprends bien, le lac Machin, c'est comme les plaines d'Abraham. - Avec cette diff6rence qu'il n'y a pas de r6publique f6d6r~e des Hurons. Et des Ingriens? "
4. Les Ingriens ont au moins contdbu6 ~ l'61aboration du Kalevala. Vous savez, le Kalevala, l'6pop6e nationaie des ~ Finnois... - C'est une 6pop6e ingrienne ? En partie. Certains des chants populaires dont on s'est servi pour le composer avaient 6t6 recueillis en Ingrie. Mais la plupart venaient de Car61ie. De Car61ie Orientale. La r6gion de Sortavala qui s'appelle aujourd'hui Serdobol. - (~a v e u t dire quoi, Serdobol? - Le cr6ve-cceeur. -
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25. - Et qu'est-ce que qa raconte, ce Kalevala? - C'est dur h rfsumer. II y a 50 chants, plusieurs cycles, plus de 22.000 vers. - Dites-moi au moins comment qa commence et comment 9a finit. - Ca commence par une vierge qui a un enfant. Ca finit par une autre vierge qui a un autre enfant, - Kalevala, 9a veut dire quelque chose ? Le pays de Kaleva. Et Kaleva? - C'est un h6ros mythique, une sorte d'anc&re plus ou moins grant et qu'on ne volt jamais. Darts la tradition populaire, c'est lui le p~re du forgeron Ilmarinen et d u magicien V~iin~imSinen. De quelques autres aussi parfois. L'6pop6e -
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nationale des Estoniens s'appelle Kalevipoeg. (~a veut dire le ills de Kalev - de Kaleva. En gros, le Kalevala, c'est l'histoire des dissensions entre Kalevala et Pohjola. - Le pays de Pohjo? D e Pohja. Ca veut dire le fond. - Le fond de quoi? - Le fond. L'espace du fond. Le fond du ciel. Le fond de la maison ou le fond de la tente que les nomades dressent toujours porte au Sud. Le c6t6 du fond, c'est le Nord. En finnois, l'Ostrobotnie s'appel!e Pohjanmaa, ~a veut dire le pays du fond et C'est aussi au Nord, tout en haut du golfe d e Botnie. Et Kalevala c'est le pays ~t l'oppos6 du Nord: il y avait en Estonie une ville que les chroniques russes appellent Kolyva. Pohjola, en fait, c'est surtout un pays mythique. L e domaine d'une femme, la patronne de Pohjola. Elle a une fille, la demoiselle de Pohjola. Elles n'ont pas d'hommes ? - Si p e u . . II y a bien h u n moment un vague patron de Pohjola, mais plutbt du genre cinqui6me-roue-du-carrosse; ii n'entre en sc6ne que pour se faire zigouiller. Elles ont le sampo. - Ca remplace? Etymologiquement, c'6tait sans doute une colonne; peut~tre celle qui unit le ciel et la terre, l'axe du monde avec en-haut l'6toile polaire. - Ca remplace sfirement. - Ou encore un esturgeon. ~t Le poisson avance, comme un doigt dans un gantry, disait Paul Eluard. D,apr6s les vieux chanteurs, ce serait plut6t une sorte de moulin qui produit sans casse. I1 fabrique le bonheur. C'est Ilmarinen qui l'a forg6 pour la vieille de Pohjola. Pour rendre service h Vain[im/~inen que la vieille avait sauv6 des eaux. I1 voulait qu'elle le ram6ne chez lui, V~iin~im/Sinen, alors elle lui avait demand6 qa en 6change. Une fa~on de la remercier. Mais lui, il ne savait pas comment s'y prendre. Alors il a demand6 ~t son copain. La vieille, en pour, avait promis sa flUe. (~a devait faire plus tard des complications. -
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Quel genre de complications ? Une fois le sampo terminr, la fille ne voulait plus partir avec Ilmarinen. Va savoir pourquoi d'ailleurs. Jusque l~t, tous les deux, ils ne s'rtaient pas e m b & r s ] . . . A la fin Ilmarinen en sera rrduit ~ se fabriquer une femme en or. Seulement il n'arrive pas ~t la rrchauffer. Alors il essaie de la refiler h V~iin~imrinen. Et l'esturgeon dans t o u t qa ? - Le sampo ? I1 reste h Pohjola, chez la vieille. Seulement ils sont quatre ou cinq ~t Kalevala qui essaient rrgulirrement de la rrcupfrer. Et la fille par la mSme occasion. Tant6t srparrment, tant6t h plusieurs. Mais qa rate toujours. M~me h la fin quand le magicien arrive ~t endormir t o u s l e s gens de Pohjola et qu'ils s'en emparent, ta vieille les rattrape et le sampo tombe ~t l'eau. Ils n'en repSchent que des petits morceaux. - Parmi eux il y a aussi Lemmink~iinen. Un joyeux luron, celui-l~t. I1 plaque sa Irgitime pour briguer lui aussi la main de la fille. Seulement la donzelle lui impose des 6preuves; ~t la troisirme, ii se retrouve coup6 en petits bouts dans le fleuve des enfers. Sa mrre n'a plus qu'~ s'armer d'un r~teau. Elle r~cuprre les morceaux et jour aux puzzle. Elle finit par le ressusciter. - Et son p~re ? - C'est un mort glorieux. Le ills prrtend recevoir les m~mes hommages. -
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26. - Ca m'a l'air eedipien votre histoire. - (Edipien ? Pourquoi oedipien ? La Kalevala, c'est comme l'Iliade et l'Odyssre. Si on grattait un peu, on retrouverait l'Histoire, I'Histoire avee un grand H, toute chaude et palpitante. - Comme l'axe du monde ? - Le sampo, c'est d'abord un butin. Un trrsor que tout le monde convoite. Du temps des Vikings, le pillage 6tait monnaie courante.
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Et l'inceste ? Quoi l'inceste? L'oedipe. Le tabou de l'inceste. I1 doit bien y avoir des incestes dans le Kalevala, avee routes ees m~res qui n'ont pas de mari ? - I1 y en a un, mais allez ~tre d6~u. C'est l'histoire de KuUerv 0, un berger. Seulement ce n'est pas sa m~re qu'il s'envoie, c'est sa s0eur. Et encore ce n'est pas de sa faute, il ne la connaissait pas. (Edipe non plus ne savait pas qui &ait Jocaste. Quant au degr6 de p a r e n t ~ . . . Vous divaguez. La litt6rature refl&e la soci&6. Ilmarinen est le type mSme du prol&aire ali6n6. I1 a cr66 l'outil de production, mais e'est la patronne du Nord qui en tire tout le b6n6fiee. A vous entendre j'avais surtout l'impression que le sampo 6tait un true inavouable. Un objet tabou dont tout le monde a envie mais que personne n'appeUe par son nom. Alors quand vous me dites que des hommes sans femmes vont chez des femmes sans hommes pour essayer de le c o n q u 6 r i r . . . Et que par dessus le march6 il ne veulent rien savoir de leurs p6res. - L/Snnrot pensait que le p6re, c'6tait Vipunen. Ce n'est plus Kaleva ? - On peut les confondre. C'est aussi un g6ant. Au d6but il est mort; recouvert de v6g6tation: de bouleaux, de pins, de sorbiers. Mais apr6s il se r6veille, on ne sait plus tr6s bien h quoi s'en tenir. C'est quand V~iin~im~Sinen descend dans son ventre la recherche de paroles magiques. En finnois on appelle ~a des ~ naissances)). Ce sont des incantations qui retracent l'origine mythique des arch6types. Leur eonnaissance donne pouvoir sur les c h o s e s . . . - Retourner dans le ventre de son p6re pour y chercher des naissances, vous ne trouvez pas 9a bizarre, vous ? - Bizarre, bizarre, bien sQr que c'est un peu b i z a r r e ! . . . - N6gation du p6re, quSte du zizi, compulsion d'6chec avec m6res castratrices ~t la c l e f . . . Je parie qu'il y a aussi un festin ? -
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27. I1 y e n a m~me deux: un festin de noce quand Ilmarinen 6pouse la fille de P o h j o l a . . . I1 l'6pouse ? On finit par se le demander. En tout cas sa femme ne fair pas long feu. A cause de Kullervo, le berger. Elle lui refile un sandwich aux cailloux. Alors lui, pour se venger, il lui ram6ne toute une bande d'ours et de loups et elle finit en petit morceaux. - C o m m e le sampo 9. Sauf qu'elle est encore moins r6cup6rable. Mais on se demande si c'est bien la m~me femme que celle qu'il a 6pous6e auparavant. De toute fa~on ~a se termine mal. Et le deuxi6me festin? C'est le festin de l'ours. - Quand il mange la femme ? N o n ; quand il est mang6. C'est un vieux rite hyperbor6en. On le retrouve en Sib6rie et m~me au Canada chez les Indiens. - On le mange comment ? - On lui rend les honneurs et on lui demande pardon. - Les chasseurs de lion ~t l'arc font la m~me chose en Afrique. Vous avez v u l e film de Jean Rouche ? - J'ai lu Hallowell. Et quelques a u t r e s . . . Dans certaines r6gions on c616brait le mariage de l'ours avec une jeune fille. Ou avec un jeune h o m m e quand on avait tu6 une femelle. Les femmes 6talent exclues d'une partie de la c6r6monie. EUes ne touchaient la viande qu'avec des baguettes. Et encore, pas n'importe quels m o r c e a u x . . . - Je ne vous demande pas lesquels. C'est le repas tot6mique que vous me racontez l~t. L'ours est une image paternelle. Cornme dans la Belle et la B~te. L'incarnation de la puissance sexuelle. Pour acqu6rir cette puissance, les ills mangent le p~re qui monopolisait les femmes; apr6s quoi ils instituent un rituel pour se d6culpabiliser. On retrouve ~a dans l'eucharistie. -
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28. - Vous avez trop tu Freud. Totem et Tabou vous m o n t e ~t la t&e. J'ai lu Ferenczi; R6heim; A b r a h a m ; Ker6nyi; B f i l i n t . . . C'6taient bien des Finno-ougriens ceux-lh aussi ? - Vous n'allez pas recommencer! Apr6s cela je n'oserai jamais vous raconter Les Sept Fr6res. Dieu sait ce que vous allez imaginer ! Ils n ' o n t pas de femme avant les derni6res pages, fuient leur m6re qui veut leur donner une fess~e d~culott~e; et leur p6re est mort dans les bras d'un ours qu'il a tu6 avant le d6but du premier chapitre. Ne parlons pas de Soldats Inconnus: ga se passe au front, il n'y a que des hommes. Quand je pense que Renaud Rosset a pr6sent6 la litt6rature finnoise en ne retenant quasiment que ces trois livres! - Si ce sont vraiment les trois oeuvres majeures, ga doit bien signifier quelque chose! C'est peut-~tre Rosset qui est misogyne. Quand je pense toutes les femmes qui 6crivent en Finlande . . . -
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29. Ce n'est peut-~tre pas contradictoire. Vous vous souvenez de l'enqu~te des Nouvelles Litt6raires? <> En Finlande, ce serait dommage. Elles dament souvent le pion aux hommes, c'est le m o m e n t de le dire. Les Sept Fr6res manquent peut-~tre de femmes, mais le plus belle page du r o m a n est une berceuse. Elle d6marque un po6me populaire qui a sfirement 6t~ compos6 par une femme. Un po~me extraordinaire. La m6re berce son enfant pour le conduire dans la mort. - <, c'est un lieu c o m m u n . En po6sie j'aime mieux la <~. Sib61ius l'a mis en musique. C'est tr6s beau. Je connais des Finnois qui pleurent h chaque lois qu'ils l'entendent. -
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Des Finnois ou des Finnoises? Passer du ventre maternel au giron de la Camarde, c'est faire une sacr6e 6conomie. Plus besoin de se battre pour les moulins. Ni contre. Ni m~me de couper le cordon ombilical. Ca me fait penser h R6heim, Qu'est-ce qu'il a dit? Rien. Mais il a pass~ sa vie ~ 6tudier des histoires de m~res d6vorantes, et quand il est mort ~t New-York, vous savez dans quoi il a demand6 h ~tre enseveli ? - Vous brfilez de me l'apprendre. - Dans un drapeau hongrois. Avouez qu'il faut le faire! - Ca oui alors. Surtout pour un A m 6 r i c a i n . . . En tout cas vos divagations ne tiennent pas debout. Et d ' a b o r d parce que le Kalevala est fait de pi6ces et de morceaux. C'est un patchwork, un habit d'Arlequin. Une compilation faite par L6nnrot, - Elias L6nnrot, un m6decin, qui a arrang6 les choses h sa fagon. I1 a tripatouill6 les textes, interpo16, extrapol6, 6crit des vers de soudure, fondu en un seul trois ou quatre personnages diff6rents~ 61agu6 tout ce qui ne lui semblait pas assez archa'ique. Le Kalevala n'est pas une Geuvre collective. Sa mythologie est douteuse. L f r n r o t &ait g6nial, mais ses principes 6taient faux. I1 se prenait pour Hom6re, il voulait refaire l'Iliade. Quand on s'appelle E l i a s . . . - Que voulez-vous dire ? C'est presque Ilias. Sa m6re lui avait choisi un autre pr6nom. Mais quand il est n6 il y avait une temp~te de neige; l'6glise 6tait loin; on a demand6 ~t une vieille voisine d'aller le d6clarer. Quand elle est arriv6e, eUe a eu un trou de m6moire. Le pasteur a choisi un n o m au hasard. Tous ses fr6res avaient des noms doubles, des noms chics et su6dois dans le genre de Carl-Johan ou de GustaveAdolphe. Lui, c'6tait seulement Elias; un nora plut6t orthodoxe, comme en Car61ie, et que au fond n'6tait pas vraiment le sien. A la fin du Kalevala, il y a une histoire un peu comme 9a. Le deuxi6me enfant, celui de la deuxi6me vierge, comme il n'a pas de p6re, il ne peut pas avoir de nora. I1 s'en tire de justesse -
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en confondant Viiiniim6inen qui vient de d6cr6ter qu'il faut le mettre ~t mort. C'6tait lui, le p&e ? Je vous vois venir. Ca vous aurait bien a r r a n # que le b6b6 se d6barrasse du papa. Mais non, pas de chance; la vierge avait tout simplement trop m a n # d'airelles. Tout simplement? Tout simplement. V/iiniim6inen n'a plus qu'~t monter dans sa barque et ~ prendre le large. I1 se retire du monde. I1 laisse seulement sa cithare en souvenir. Quant h l'enfant, il devient roi de Car61ie. Le vieux chanteur s'efface devant le nouveau. - Le nouveau, c'est peut-&re votre L6nnrot. C'est peut~tre lui qui devient roi de Car61ie en 6crivant le Kalevala ? . . . LSnnrot n'~tait pas vraiment un chanteur. C'6tait un rhapsode. - Et le p~re de L6nnrot ? I1 6tait tailleur. Ailleurs ? Vous n'allez pas me dire que l'auteur aussi est un produit de la parth6no#n~se? Pas ailleurs: tailleur. Et poivrot par dessus le march6. -Vous parliez d'habit d'Arlequin. Rhapsode vient de rhaptein, 9a veut dire coudre, en grec. I1 faisait le m&ier de son p6re, pas moyen d'y 6chapper! Un bel exemple de sublimation. Et des femmes, L6nnrot, il en avait ? - On ne peut pas tout faire. I1 composait le Kalevala. Mais il s'est mari6; sur le tard, quand il a eu fini. Avec un grand cheval pi6tiste qui avait navigu6 au long c o u r s . . . - Le temps de liquider son Gedipe! De sa faire le nom qui lui manquait en inerrant noir sur blanc la sc~ne primitive! Au fond, le Kalevala, c'est rhistoire d'une grossesse ! ? - Je vous raconterais bien le mythe du grand chine, mais ce n'est pas le moment de verser de l'eau ~t votre sampo. Je veux dire ~t votre moulin. - Gate aux lapsusl Vous ne voulez pas l'avouer, mais vous &es t r o u b l 6 . . . Apr6s tout, qui n'a pas son Kalevala ? D'abord t'6crire, ensuite convoler. -
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L/Snnrot a continu6/t 6crire. A 6crire quoi? Un dictionnaire. 31.
Bien utiles, les dictionnairesl B6nis soient les lexicographes! Sans eux, comment lirais-je Arthur Moreau ? - Pardonnez-moi de vous avoir interrompu. Vous m'avez appris tellement de choses. Tous ces 6crivains dont je n'avais jamais entendu parler I Je me sens vraiment ignare. - Changeons de sujet. Revenons en Occident. Ce n'est pas de refus. Nous aussi restons en f a m i l l e ! . . . A p r o p o s : comme &rivain n6erlandais, vous pr6f6rez qui? -
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