Douleur analg. DOI 10.1007/s11724-016-0452-5
MISE AU POINT / UPDATE
Physiologie de la douleur et de l’hyperalgésie ou de la nociception à la contagion émotionnelle de la douleur Physiology of Pain and Hyperalgesia or From the Nociception to the Emotional Contagion of Pain G. Simonnet Reçu le 10 février 2016 ; accepté le 18 février 2016 © Lavoisier SAS 2016
Résumé L’intensité de la sensation douloureuse n’est pas un simple reflet de l’importance de l’agression tissulaire nociceptive mais est également le reflet de processus de plasticité neuronale induits par des processus de sensibilisation périphériques et centraux, se traduisant par de l’hyperalgésie ou de l’allodynie, voire des douleurs spontanées. Bien que la morphine et ses dérivés soient reconnus comme les antalgiques de référence dans les douleurs modérées à sévères, des études expérimentales et cliniques montrent clairement que leur administration donne naissance à des hypersensibilités durables à la douleur pouvant conduire au développement de douleurs chroniques. Ces effets ne feraient que mimer ce que font les opioïdes endogènes eux-mêmes lorsqu’ils sont mis en jeu lors de stress environnementaux menaçant la survie de l’individu. Cette hypersensibilité induite par les substances opioïdes exogènes ou endogènes n’est pas limitée à la sensation douloureuse mais rend compte également de la vulnérabilité induite de la sphère émotionnelle comme il en est de l’anxiété par exemple. En raison de mécanismes différents de ceux de la nociception, l’hypersensibilité à la douleur ne peut être réduite par des antalgiques classiques (antinociceptifs) et requiert des thérapies spécifiques dites d’antisensibilisation, telles que les antagonistes NMDA, le protoxyde d’azote, le néfopam ou les régimes alimentaires pauvres en polyamines,
G. Simonnet (*) Équipe “homéostasie-allostasie-pathologie-réhabilitation”, université de Bordeaux, Institut de neurosciences cognitives et intégratives d’Aquitaine (INCIA) UMR CNRS 5287, 146, rue Léo Saignat, F-33076 Bordeaux e-mail :
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capables de moduler négativement (sans les bloquer) les récepteurs NMDA. Mots clés Hypersensibilité à la douleur · Hyperalgésie · Opioïdes exogènes et endogènes · Thérapies antisensibilisation Abstract The intensity of a pain does not simply reflect the severity of the injury that caused it, but also depends very much on the individual’s history. Therefore, clinical pain is also largely the expression of neural plasticity associated with peripheral and central sensitization leading to hyperalgesia, allodynia and persistent, spontaneous pain. Although opioids are recognized as unsurpassed analgesics for moderate to severe pain, for more than a century, experimental and clinical studies have reported that the administration of exogenous opioids not only produces analgesia but also induces long-term hypersensitivity to pain, in the form of prolonged hyperalgesia after an injury which is capable of facilitating the development of chronic pain. Like exogenous opioids, endogenous opioids released during situations of stress induce a latent hypersensitivity to pain that may emerge in the form of more severe pain on subsequent injuries. The hypersensitivity to pain induced by opioids is associated with a more general hypersensitivity affecting the emotional sphere, for example in terms of anxiety. The consequences of hypersensitivity to pain cannot be managed using analgesics alone but require specific antisensitisation strategies, such as NMDA receptor antagonists, nitrous oxide, nefopam and nutrition low in polyamines. Keywords Pain hypersensitivity · Hyperalgesia · Exogenous and endogenous opioids · Anti-sensitization therapies
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Douleur chronique et douleur exagérée : le constat d’une impasse L’histoire de la médecine se confond avec celle de la douleur, celle-ci étant généralement interprétée comme le signe initial et majeur d’une pathologie, voire de son aggravation. Un rapport récent « Pain Proposal » [1] élaboré par un groupe d’experts en 2010 révèle que plus de 20 % des Européens souffrent de douleurs chroniques, la plupart depuis plus de cinq ans, pour un coût estimé entre 1,5 et 3 % du PIB européen, soit 275 à 555 milliards d’euros/an. Aux États-Unis, les données sont similaires puisque que le coût global de cette prise en charge médicosocioéconomique, qui affecte 116 millions d’Américains adultes, est estimé entre 550 et 635 milliards de dollars en 2011 [2], une valeur supérieure à celle de l’ensemble de la prise en charge des maladies neurodégénératives, pourtant présentée comme ruineuse pour nos économies ! L’OMS confirme ces données puisqu’elle considère que plus d’un individu sur cinq, soit 22 % de la population mondiale, c’est-à-dire environ 1,5 milliard d’êtres humains, est amené, à un moment ou à un autre de son existence, à souffrir de douleurs persistantes. Les douleurs chroniques posent donc un véritable défi médical et économique à nos sociétés modernes. Important aussi est le coût humain comme le souligna John Bonica dès le congrès fondateur du IASP (International Association for Study of Pain) en 1973 à Seattle-Issaquah. Elles sont une entrave à l’exercice professionnel ou même simplement à la conduite d’une vie quotidienne valable aux yeux de l’individu. Aujourd’hui, on admet que 21 % des Européens atteints de douleurs chroniques sont incapables de travailler en raison de leur douleur, soit environ 4 % de la population globale [1]. Un coût économique difficile à supporter par nos sociétés pour ce que l’on a pu qualifier de véritable « épidémie silencieuse » en Amérique du Nord. Ce constat alarmant reste encore un peu négligé par les politiques de santé, puisque la fraction du budget du NIH (National Institute of Health) aux États-Unis consacré à la recherche sur les douleurs ne représente qu’un peu moins de 1 % de son budget global. On peut s’interroger plus précisément sur la place des douleurs chroniques postopératoires (DCPO). Selon Kehlet et al. [3], les douleurs postchirurgicales deviennent persistantes chez 10 à 50 % des patients pour certaines chirurgies comme la chirurgie thoracique, les amputations, les pontages coronariens et les hernies inguinales. Les chirurgies thoraciques (mastectomies) et cardiaques (pontages coronariens) restent les plus pourvoyeuses de douleur persistantes sévères (5-10 %). Des données plus anciennes rapportent que, chez les patients venant consulter dans les centres de douleur chronique, il y a, à l’origine, une douleur chirurgicale dans 30 % des cas. Dans une revue récente en 2013, Deumens et al. [4] montrent que ces données restent toujours d’actualité
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alors même que la prise en charge des douleurs aiguës postopératoires s’est fortement améliorée. Ces douleurs persistantes, d’origine neuropathique dans leur grande majorité, se traduisent par une symptomatologie riche et variée allant de douleurs spontanées à des dysesthésies et des phénomènes de sensibilisation se traduisant par des allodynies et des hyperalgésies, voire des hyperpathies. Comme l’a rappelé récemment l’EFIC (European Federation of IASP Chapters) dans une déclaration devant le Parlement européen en 2011 : « La douleur est un problème de santé majeur en Europe. Bien que la douleur aiguë puisse légitimement être considérée comme le symptôme d’une maladie ou d’une blessure, la douleur chronique et récurrente est un problème de santé spécifique, une maladie à part entière ».
Douleurs chroniques et douleurs exagérées : le pourquoi d’une impasse Quelle que soit l’origine de ces douleurs persistantes, les simples données concernant les DCPO montrent à l’évidence l’importance des différences interindividuelles, puisque même si ces données quantitatives apparaissent alarmantes, elles ne touchent pas systématiquement tous les individus. Il est bien évident que connaître les raisons de telles différences pourrait nous aider à mieux prendre en charge ces douleurs chroniques ou ces douleurs exagérées, voire à les prévenir, en particulier dans le cas de DCPO. À revoir la très large littérature consacrée à ce sujet ces dernières années d’un point de vue tant fondamental que clinique, on est frappé par la focalisation des recherches sur une approche essentiellement mécanistique de la douleur ; l’individu (douloureux) étant tout simplement mis de côté, voire totalement ignoré, n’étant plus considéré comme l’acteur de sa douleur. Le rôle des facteurs individuels n’est que très occasionnellement abordé et, quand il l’est, seulement effleuré. Comme l’évoque l’anthropologue F. Laplantine [5], la « spécificité causale » de la démarche anatomoclinique, renforcée ces dernières décennies par le développement exponentiel des techniques d’imagerie et de génétique moléculaire, nous a entraînés inévitablement vers une « spécificité thérapeutique » fondée essentiellement sur l’inhibition de la nociception (symptôme). Seuls les médicaments dits antalgiques ou la chirurgie sont reconnus capables (« validés » pour reprendre une formulation médicotechnocratique politiquement correcte) – comme un antibiotique dans le cas d’infections – de « tuer le germe douleur » et de rétablir ainsi le « silence des organes » selon la formule de Leriche. Rechercher la meilleure association combinant un, deux, trois, voire quatre antalgiques (analgésie balancée) pour mieux « contrôler » la douleur postopératoire représente-t-il une stratégie suffisante pour s’opposer au développement de DCPO ? Dans notre culture médicale moderne, il ne saurait y avoir que des
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causes d’une douleur faisant l’objet de savants et rationnels « proofs of concept » ne pouvant être contestés ; le reste de « facteurs individuels », non scientifiquement maîtrisables et différents d’un individu à l’autre, est mis en vrac au magasin des accessoires, dans la rubrique des invérifiables, ou pire, des subjectifs ! L’individu douloureux est devenu secondaire, un simple « second rôle » invité à s’effacer devant la douleur et sa « simple » réalité anatomobiologique. Pour autant, comme le rappelle Daniel Le Bars avec beaucoup de finesse, « La douleur n’arrive jamais sur un cerveau amnésique mais dans un cerveau imprégné par son passé, qu’il soit récent ou lointain ». La définition de l’IASP s’inscrit bien dans cet esprit critique puisqu’elle la définit comme une « Expérience désagréable, sensorielle et émotionnelle, associée à un dommage tissulaire présent ou potentiel ou décrite en ces termes ». Pour l’anthropologue de la douleur David Le Breton [6] : « La douleur est toujours prise entre les fils enchevêtrés d’une histoire personnelle ». G. Canguilhem l’a dit également avec force voici près de 50 ans : « L’homme fait sa douleur – comme il fait une maladie ou comme il fait son deuil – bien plutôt qu’il ne la reçoit ou ne la subit ». Messages un peu oubliés… C’est dire que la douleur ne peut être considérée et limitée au seul regard de la plainte émise au moment de la consultation suite à une agression tissulaire. Toute douleur est une histoire et le soin ne peut se limiter à la simple prise en compte du symptôme dans sa simple immédiateté. Les raisons d’une telle « négligence » par notre médecine occidentale ne sont pas seulement d’ordre médical mais aussi d’ordre culturel, socio-économique et donc politique. À la suite des anatomistes (Vésale et la Fabrica en 1542), l’homme s’est réduit à un simple objet et un nouveau dualisme s’est instauré, non plus entre âme et corps, esprit et corps mais entre corps et individu, considérant le patient comme un pur accessoire comme le rappelle David Le Breton [6]. Ces remarques pourraient rendre compte du quasi-échec depuis près de 50 ans des progrès d’une recherche translationnelle du « modèle animal à l’homme », en dépit des importants investissements dans le domaine de la recherche fondamentale censée éclairer la clinique. La caricature de cette impasse « neuroscientiste » est celle des systèmes opiacés endogènes. Voici plus de 40 ans que l’on a découvert chez les vertébrés l’existence de récepteurs à la morphine ainsi que celle de leurs ligands endogènes dans le système nerveux central. Ces découvertes entraînèrent un énorme espoir, tant dans la communauté scientifique que dans celle de la clinique. Pour autant, aucun médicament antalgique nouveau n’a été développé sur cette stratégie présentée pourtant comme rationnelle et pleine d’espoirs. Les seuls progrès thérapeutiques de ces dernières années dans le domaine des opioïdes ont été d’ordre galénique (pompe à morphine, patches, etc.). On doit s’interroger sur les raisons d’un tel échec.
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Nous avons donc à reconsidérer notre regard sur la douleur, en particulier sur la douleur chronique, en prenant en compte non seulement le symptôme mais également l’histoire de chaque individu dans laquelle s’est écrite cette douleur qualifiée d’anormale qui nous surprend parfois parce que sans véritable support anatomoclinique. Jean-Marie Besson, ancien président de l’IASP, voici quelques années nous rappelait avec une certaine humilité mais aussi beaucoup de questionnements : « De même, certaines souffrances ne sont pas des formes de réaction à des stimuli internes ou externes, mais surviennent spontanément : il est des douleurs sans autre cause qu’elles-mêmes ». Ce sont sans doute les pires ». En réalité, le vieux schéma traduisant la relation entre stimulation nociceptive et sensation douloureuse (Fig. 1) enseigné dans toutes nos Facultés pourrait avoir été mal compris ou pour le moins mal utilisé. L’attention a probablement été trop focalisée sur la courbe de référence (courbe de droite) traduisant une simple relation stimulus-douleur. Nous avons probablement un peu trop négligé la réelle signification de la courbe de gauche, rendant compte des phénomènes d’allodynie et d’hyperalgésie, et surtout nous nous sommes sans doute trop désintéressés de savoir comment et pourquoi l’on passait de l’une à l’autre. Si chaque clinicien de la douleur connaît bien ces deux phénomènes considérés comme anormaux, une certaine confusion s’est établie quant aux réelles différences entre douleur et allodynie/hyperalgésie. Ces phénomènes ne sont pas en réalité du même ordre, même s’ils semblent s’inscrire dans un continuum physiopathologique. De nombreuses données expérimentales l’attestent aujourd’hui : le glissement des courbes de droite à gauche ne résulte pas d’une simple auto-amplification du fonctionnement du système nociceptif lui-même. Le processus d’amplification et d’hypersensibilité à la douleur est un processus spécifique dont les mécanismes et les réseaux neuronaux sont différents de ceux de la nociception. CJ Woolf a proposé le terme de « système de gain » de la douleur dont on commence à mieux connaître les mécanismes cellulaires et moléculaires au niveau du système nerveux central. Il existe des systèmes facilitateurs – tout comme il existe des systèmes inhibiteurs – de la douleur qui seraient en quelque sorte situés en dérivation de nos systèmes nociceptifs. La réelle prise en compte de ces systèmes de gain – dont nous verrons qu’ils ne sont probablement pas limités à une amplification spécifique de la douleur mais pourraient également concerner une sensibilisation de certaines de nos émotions – ouvre un nouveau chapitre de la douleur et de sa prise en charge, puisque fondé sur un possible contrôle de réseaux neuronaux différents de ceux de la nociception. Reste à comprendre comment ces systèmes de gain et donc de mémoire peuvent être mis en jeu, c’est-à-dire en particulier quels sont les facteurs à identifier, nociceptifs ou non nociceptifs, capables de générer une sensibilisation à la douleur.
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Fig. 1 Relations entre intensité des stimuli nociceptifs et niveau de sensation douloureuse. Les médicaments antalgiques classiques, que l’on peut qualifier d’antinociceptifs, réduisent la sensation douloureuse selon la courbe de sensibilité « normale » à la douleur (courbe sigmoïde). Cependant, cette courbe de sensibilité normale peut être décalée vers la gauche par des processus de sensibilisation centrale et/ou périphérique dépendants de l’environnement et de l’histoire individuelle. Les processus neurobiologiques responsables de cette hypersensibilité à la douleur ne relèvent pas des systèmes nociceptifs eux-mêmes mais de systèmes de sensibilisation plus généraux responsables de la plasticité du système nerveux central et jouent un rôle critique dans la transition de la douleur aiguë à la douleur chronique. En s’opposant à ces processus de sensibilisation, les thérapeutiques « antisensibilisation » ou antihyperalgésiques, bien que non antinociceptives per se, se révèlent antalgiques en ramenant la sensibilité à la douleur à la normalité, restaurant par ailleurs l’efficacité des antalgiques classiques (antinociceptifs), devenus moins efficaces en raison de l’hypersensibilité à la douleur
Cette revue se propose de présenter quelques éléments expérimentaux obtenus dans ce sens chez l’animal dont nous évaluerons la signification physiopathologique au regard de leur comparaison avec un certain nombre de données cliniques. De manière originale, ces recherches n’ont pas porté directement sur l’analyse de l’information nociceptive per se, mais ont eu pour objet de questionner l’histoire de l’individu pour essayer de dégager les facteurs « historiques » capables « d’impressionner » le message douloureux et lui donner son caractère unique, propre à chaque individu, audelà de ses aspects purement nociceptifs spécifiques. Des modèles expérimentaux ont pu être développés chez l’animal et ont permis de mieux aborder le caractère individuel du ressenti douloureux, prenant en compte l’histoire de l’individu (modèles historiques vs modèles a-historiques utilisés classiquement dans les laboratoires de recherche). Nous en présenterons certains qui ont permis de proposer
des stratégies tout à fait nouvelles pour, non pas supprimer la douleur en elle-même, mais « moduler négativement » l’amplification de la douleur et donc redonner par là même une efficacité aux antalgiques classiques (Fig. 2). Une démarche qui ne se limite pas aux approches de neurobiologie cellulaire et moléculaire mais qui s’appuie également sur certains concepts de l’anthropologie, voire d’une « neurobiologie sociale » ; la sensibilité individuelle à la douleur se plaçant dans cette perspective comme également le résultat d’un échange, d’une communication entre individus.
Facteurs et événements pouvant induire de l’hypersensibilité à la douleur Un certain nombre d’observations cliniques suggèrent l’existence d’une composante d’hypersensibilité à la douleur
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Fig. 2 Modèle heuristique de transition de la douleur aiguë à la douleur chronique. Il est classiquement admis que les douleurs chroniques sont dues à la persistance d’influx nociceptifs consécutifs à une lésion tissulaire, une inflammation, etc. Cependant, ce passage de la douleur aiguë à la douleur chronique peut être facilité par la mise en jeu de processus de sensibilisation activés par l’histoire personnelle de l’individu. Ces processus amplificateurs de la sensation douloureuse ne sont pas directement dépendants des systèmes neuronaux de la nociception et sont donc peu sensibles aux antalgiques classiques (antinociceptifs) qu’ils concourent à rendre moins efficaces. Des stratégies thérapeutiques capables de s’opposer ou de réduire spécifiquement l’activité des systèmes neuronaux impliqués dans ces processus de sensibilisation permettent de rétablir une sensibilité normale à la douleur et par-delà restaurer l’efficacité des antalgiques classiques (antinociceptifs)
chez les douloureux chroniques [4]. La douleur chronique n’est pas en effet le simple résultat du maintien d’influx nociceptifs mais aussi le résultat d’une histoire dans laquelle des douleurs passées se sont écrites comme un vécu particulier, relevant de bien des interactions avec des éléments de notre vie sociale, de notre environnement à un instant particulier de notre existence, construisant ainsi une mémoire individuelle comme un véritable patrimoine. Les événements de vie (nouvelle lésion, deuil, stress, prise de médicaments, etc.) qui vont donner lieu à l’utilisation de cette mémoire individuelle (re-mémoration) doivent nous interroger en cela qu’ils vont être des « déclencheurs » de l’utilisation de cette mémoire concourant ainsi à une expression individuelle de la douleur, au-delà du seul niveau de nociception. La mise en évidence du rôle de telles composantes est particulièrement ardue en clinique parce que souvent difficile à différencier de la composante purement nociceptive. Toutefois, l’objectivation de sensations douloureuses localisées à des régions non lésées chez des douloureux chroniques, tout comme l’existence d’une sensation douloureuse généralisée (fibromyalgie) suggère cliniquement l’existence d’un processus de mémoire-sensibilisation d’origine centrale.
Un épisode douloureux, même « guéri », induit une vulnérabilité à la douleur Chez l’enfant, l’existence d’une plus grande sensibilité à la douleur chez ceux ayant vécu préalablement une expérience douloureuse a été clairement démontrée. Il a pu être ainsi observé une plus grande réponse douloureuse à une vaccination chez les nourrissons circoncis six mois plus tôt sans anesthésie vs une population d’enfants non circoncis ou ayant bénéficié d’une anesthésie locale. Bien qu’il soit soupçonné chez l’homme après lésions chirurgicales, en raison du fort pourcentage de douleurs chroniques postchirurgicales (voir « Douleur chronique et douleur exagérée : le constat d’une impasse »), ce phénomène d’hypersensibilité à la douleur a été peu étudié à propos de la douleur postopératoire chez l’homme puisque celle-ci a longtemps été considérée comme « normale »… Ce phénomène d’hypersensibilité postopératoire a pu être plus facilement appréhendé chez l’animal dans le cadre d’études précliniques que nous avons réalisées en laboratoire. Les résultats montrent que, chez le rat [7], l’existence d’une première lésion (douloureuse) – par exemple une incision chirurgicale à une patte – induit ce que nous avons
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appelé [8] une « hypersensibilité latente à la douleur » de longue durée qui peut se voir, une fois l’animal « guéri » de son premier épisode douloureux, avec l’apparition d’une douleur exagérée (hyperalgésie) en réponse à une nouvelle agression tissulaire survenant plusieurs semaines plus tard. Cette observation est d’autant plus intéressante que l’hypersensibilité à la douleur peut se révéler tout aussi bien lorsque cette seconde agression tissulaire (inflammation) est réalisée au niveau d’une zone corporelle différente de celle où a eu lieu la première lésion, indiquant clairement un processus de sensibilisation d’origine centrale. Ceci est par ailleurs confirmé par l’observation [8] montrant que cette seconde agression tissulaire controlatérale « ravive » l’hypersensibilité à la douleur au niveau de la patte initialement lésée (incision) alors même que cette patte apparaissait guérie (retour au seuil nociceptif de base). Les douleurs exagérées induites par cette seconde lésion s’inscrivent donc bien dans une perspective historique de remémoration propre à chaque individu, sorte de « dette » à payer à distance. Des données cliniques récentes confirment qu’une lésion douloureuse, même guérie, peut entraîner également chez l’homme une vulnérabilité particulière à la douleur de longue durée. Il ne s’agit donc pas d’une simple curiosité de laboratoire mais probablement d’un processus sous-estimé en clinique qui pourrait en partie expliquer certaines différences interindividuelles à la douleur qui font le cauchemar des cliniciens et donnent naissance à des interprétations souvent empiriques… Une observation par Kim et al., publiée récemment (2014) dans Pain, apporte une élégante démonstration de ce phénomène. Ces auteurs ont comparé non seulement les niveaux de douleur (EVA) mais aussi les consommations d’antalgiques suite à deux arthroplasties totales du genou effectuées à une semaine d’intervalle. Cette étude clinique montre une exagération très significative de l’EVA lors de la seconde intervention alors même que la consommation d’antalgiques postopératoires est également augmentée, suggérant un processus de sensibilisation à la douleur induite par la première intervention. L’apparition d’une telle « hypersensibilité latente », induite initialement par une histoire douloureuse, mérite d’être discutée en termes de signification physiopathologique. Dans une perspective évolutionniste darwinienne, on peut considérer que cette hypersensibilité à la douleur n’est pas délétère mais au contraire « bénéfique » parce que « protectrice » (en particulier chez l’enfant) en permettant à un individu d’acquérir rapidement des conduites capables de lui éviter ou de réduire toute menace contre son intégrité si son organisme a déjà été agressé. La survenue d’épisodes douloureux jouerait un rôle critique dans un développement harmonieux des relations d’un individu avec son environnement (apprentissage) en particulier chez l’enfant à travers celui de son schéma corporel. Le système s’est en quelque sorte « enrichi » permettant une bonne anticipation protectrice. En d’autres termes, la douleur
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n’engendre pas la douleur per se mais engendre une hypersensibilité latente à la douleur pouvant se traduire par des douleurs exagérées qui pourraient être extrêmement durables (mémoire) et dérouter parfois notre sens clinique si l’on s’en tient à une simple « immédiateté » du symptôme... On peut donc parler de vulnérabilité persistante à la douleur qui pourrait faire malheureusement le lit de douleurs chroniques, en particulier postopératoires. Il semble peu probable que l’administration d’antalgiques classiques, bien que bénéfique dans l’immédiat, soit une stratégie adaptée et donc efficace pour prévenir ou réduire cette vulnérabilité à la douleur qui relève plus du traitement de l’information-mémoire au niveau central. D’autres stratégies, dites « antisensibilisation », visant l’individu lui-même sont à développer (Fig. 2). Nous avons ainsi montré que le développement de cette hypersensibilité latente pouvait être prévenu si la lésion première était associée à un blocage des systèmes glutamate/récepteurs NMDA dont on sait qu’ils sont au cœur des processus de mémoire [6]. L’administration d’un antalgique opioïde induit une analgésie suivie par une hypersensibilité à la douleur de longue durée Si l’on peut comprendre aisément que des expériences passées de douleur, même guéries, laissent une trace et jouent un rôle critique dans le développement de processus de sensibilisation à la douleur, il peut paraître plus paradoxal de s’interroger sur le rôle des opioïdes (exogènes ou endogènes), c’est-à-dire de molécules utilisées comme antalgiques. Cependant, il est bien admis qu’un des symptômes les plus constants du syndrome de sevrage aux opioïdes est l’apparition d’une hypersensibilité à la douleur. Un tel phénomène peut-il être envisagé à la suite d’une administration unique d’un opioïde, telle qu’elle est pratiquée (à forte dose) à l’occasion d’un acte chirurgical ? Cette question a été longtemps peu abordée, au niveau tant expérimental que clinique, dans la mesure où les effets pharmacologiques d’une drogue sont généralement examinés seulement durant la période de leur effet immédiat, en l’occurrence pendant l’effet antalgique induit par les substances opioïdes, et que ce questionnement paraissait un peu déraisonnable... Chez l’animal, pour qui une telle étude est possible, une observation plus attentive et surtout plus prolongée des effets induits par une administration unique d’un antalgique opioïde fort, comme le fentanyl, le rémifentanil, l’alfentanil, le rémifentanil ou le sufentanil, révèle qu’au-delà de l’effet antalgique immédiat (heures) bien connu, il est toujours observé une hyperalgésie qui se prolonge pendant plusieurs jours après l’analgésie initiale [7,8]. Il est très important de souligner que l’amplitude de cette hyperalgésie est dosedépendante et donc d’autant plus importante et durable que la dose d’opioïde utilisée était forte. Ce phénomène d’hypersensibilité à la douleur induit par les opioïdes a été
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dénommé « Opioïd-Induced Hyperalgesia » ou OIH et a été également observé chez le volontaire sain. Ce phénomène qui peut apparaître paradoxal à première vue appelle quelques commentaires théoriques sur sa signification physiopathologique. Dans une perspective de physiologie de l’adaptation – i.e. la « théorie des processus opposants » proposée il y a 40 ans par Solomon et Corbit [9] –, on peut supposer que toute administration d’opioïdes, surtout si elle est faite avec une forte dose, induit un déséquilibre homéostatique qui va entraîner en réaction une réponse opposée de l’organisme, en l’occurrence une hypersensibilité à la douleur se traduisant par une hyperalgésie. On retrouve la notion de perturbation d’équilibre, clef du pathologique, énoncée par Canon : un déséquilibre perçu doit être compensé par un retour à l’équilibre physiologique, même si celui-ci n’est pas l’équilibre initial (notion d’équilibre dans le changement, c’est-à-dire allostasie). Il est en effet difficile d’imaginer que l’action des opioïdes, substances parmi les plus efficaces sur le fonctionnement du SNC, laisse celui-ci sans trace. En l’occurrence, il est donc tout à fait logique que l’activation des systèmes antalgiques centraux par des opioïdes puisse conduire à une réaction opposée « correctrice » de l’analgésie perçue comme un déséquilibre par un organisme. Cette hypersensibilité « compensatrice » est inévitablement plus durable parce que s’inscrivant dans un « programme naturel » d’adaptation. Étant donné le très large usage, et à fortes doses, des opioïdes en anesthésie à l’occasion de lésion chirurgicales, c’est par l’étude de modèles expérimentaux mimant la douleur chirurgicale que l’impact de l’OIH sur la douleur postopératoire a été abordé. L’administration d’antalgiques opioïdes amplifie l’hyperalgésie induite par une lésion chirurgicale Cette question a été biaisée d’emblée et a tout d’abord « choqué » certains cliniciens dans la mesure où il paraissait tellement normal qu’un patient opéré soit douloureux, voire très douloureux en situation postchirurgicale. L’idée d’autre part qu’un traitement appliqué parce que bénéfique (antalgie) puisse entraîner des effets opposés au but poursuivi n’est pas apparue de prime abord comme « raisonnable »… Comme l’a énoncé Hippocrate, un des principes fondamentaux de la médecine est en effet primum non nocere. Basée sur les observations précédentes, la question s’est posée de savoir si les traitements antalgiques opioïdes, utilisés en peropératoire, étaient capables d’amplifier les douleurs postopératoires. Cette question, difficile à aborder en clinique humaine, tant il est difficile de différencier une douleur postopératoire « normale » d’une douleur « exagérée anormale », a été approchée au plan préclinique chez l’animal et les résultats de telles études doivent nous interroger en termes de clinique. Nous avons pu montrer
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chez l’animal (rat) que l’administration d’un antalgique opioïde puissant comme le fentanyl provoque bien entendu un effet antalgique immédiat, mais potentialise également, de manière dose-dépendante, la douleur postopératoire, se traduisant par une exacerbation de cette douleur pendant plusieurs jours. Ces résultats ont été reproduits chez la souris par d’autres auteurs après injection de fentanyl ou d’opioïdes voisins comme le rémifentanil, l’alfentanil ou le sufentanil. Ce processus de sensibilisation à la douleur est NMDAdépendant et peut être prévenu par la co-administration d’un antagoniste des récepteurs NMDA comme la kétamine ou d’autres traitements que l’on peut qualifier d’antihyperalgésiques ou d’antisensibilisation, comme le protoxyde d’azote, le néfopam [7] ou la gabapentine. De façon intéressante, il a pu être montré que cette amplification de la douleur postopératoire était très réduite chez les souris KO pour le gène codant pour la « Nitric Oxide Synthase » inductible (iNOS) confirmant le rôle critique de la transmission glutamatergique. On sait en effet que l’activation des récepteurs au glutamate de type NMDA induit une activation de cet enzyme au niveau de la corme dorsale de la moelle épinière, premier relais synaptique de l’information nociceptive véhiculée par les fibres C glutamatergiques. Cette hypersensibilité à la douleur n’est pas seulement localisée à la lésion mais peut être également détectée au niveau de zones corporelles non lésées (hyperalgésie du coté controlatéral à la lésion) confirmant l’existence d’un contrôle central de ce processus d’hypersensibilité. La réalité d’un tel processus d’hypersensibilité à la douleur induit par les opioïdes a été aujourd’hui bien démontrée chez l’homme (elle reste cependant discutée dans quelques études), aussi bien chez le volontaire sain que chez le patient ayant subi une intervention chirurgicale comme l’a montré pour la toute première fois l’équipe de Marcel Chauvin [10]. Ce processus d’hypersensibilité à la douleur apparaît d’autant plus important que de nombreuses données épidémiologiques récentes ont montré qu’une mauvaise prise en charge des hyperalgésies postopératoires est associée à un haut risque pour les patients de développer des douleurs chroniques. Cette question a pu être abordée expérimentalement sur des modèles animaux originaux afin d’évaluer les conséquences à moyen terme (semaines) d’épisodes douloureux liés à une administration unique d’opiacés (fentanyl) à forte dose comme cela pourrait être le cas à l’occasion d’un geste chirurgical chez l’homme. Dans notre laboratoire, des animaux ont été évalués pour leur sensibilité à une douleur inflammatoire, trois semaines après avoir subi un premier épisode lésionnel (incision à une patte traitée par du fentanyl) alors qu’ils étaient apparemment guéris de la douleur associée à cette lésion (retour d’un seuil nociceptif normal). Les résultats montrent que les animaux ayant « vécu » un tel épisode montrent une réponse douloureuse très exagérée
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tant en amplitude (x4) qu’en durée (x4) comparée aux animaux « naïfs » n’ayant pas vécu une telle histoire. Parallèlement, l’administration de ce qui peut être considérée comme une petite dose de fentanyl chez le rat (25 μg/kg) montre une perte d’efficacité analgésique de plus de 50 % par rapport aux animaux naïfs indiquant une « tolérance latente » qui est suivie d’une longue période d’hyperalgésie de plusieurs jours (effet biphasique des opioïdes), ce qui n’est pas observé chez les animaux naïfs. Ces observations permettent de comprendre sous un nouvel éclairage les différences individuelles observées en clinique tant en termes de douleur que d’efficacité d’analgésiques comme les opioïdes. Nous ne sommes pas égaux devant la douleur, mais aussi en termes d’effets antalgiques, au regard de notre histoire individuelle. Le rôle des systèmes glutamatergiques semble également critique dans ce phénomène puisque, parmi les nombreux gènes étudiés au niveau spinal sur ce modèle expérimental, seule est observée une augmentation (durable) de l’ARNm codant pour l’iNOS, sorte de trace mnésique marquant l’histoire passée. Le blocage de l’activité de cet enzyme par un inhibiteur spécifique (L-canavanine), tout comme celui de la transmission glutamatergique par un antagoniste NMDA, prévient totalement tout aussi bien l’hyperalgésie induite par une inflammation (voir précédemment) que la perte d’efficacité du fentanyl, suggérant que les deux phénomènes sont mécaniquement liés et résultent d’une hypersensibilité latente à la douleur acquise par l’individu. De manière intéressante et d’un point de vue thérapeutique, l’activation de ce gène codant pour une enzyme – véritable agent d’amplification de la transmission glutamatergique au niveau spinal – peut être prévenue par un régime alimentaire pauvre en polyamines (substances naturelles fournies par notre alimentation quotidienne favorisant le fonctionnement des récepteurs NMDA). Cette approche nutritionnelle fondée sur une réduction d’apport en polyamines, qui n’est pas antalgique (antinociceptive) per se, mais seulement « antisensibilisante », ouvre un nouveau chapitre sur la prévention des hypersensibilités latentes à la douleur. Il reste à démontrer rigoureusement chez l’homme qu’elles sont suffisamment efficaces pour s’opposer totalement au développement de DCPO. L’inhalation peropératoire de protoxyde d’azote, dont beaucoup de données expérimentales laissent à penser qu’il est un agent anti-NMDA original, peut également prévenir et même réduire ces phénomènes d’hypersensibilité à la douleur. Des données cliniques récentes confirment l’intérêt d’un tel usage puisqu’elles montrent qu’une telle pratique réduit d’environ 40 % les DCPO évaluées quatre ans après la date de l’acte chirurgical. L’antisensibilisation apparaît donc comme une nouvelle stratégie thérapeutique efficace pour prévenir la vulnérabilité à la douleur à long terme des patients chirurgicaux (Figs 1-3) et donc prévenir l’apparition de DCPO.
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Stress et hypersensibilité à la douleur : rôle critique des opioïdes endogènes ? Sur la base des données précédentes, on peut s’interroger pour savoir si ces effets pharmacologiques à long terme des substances opioïdes exogènes ne font pas que mimer ceux de nos propres opioïdes endogènes. Bien qu’il soit parfaitement admis que les situations stressantes, via la mise en jeu de peptides opioïdes endogènes, engendrent de l’analgésie (Stress-Induced Analgesia ou SIA), la question s’est posée d’évaluer l’influence de stress dépendants des opioïdes centraux sur les douleurs postopératoires. Stress préopératoires inducteurs de douleurs postopératoires exagérées Nous avons pu montrer que des animaux (rats), soumis à un ou plusieurs épisodes de stress environnementaux non nociceptifs plusieurs jours avant une agression tissulaire (inflammation à une patte), présentent une réaction douloureuse très exagérée en réponse à une inflammation (amplifiée de plus de trois fois si trois épisodes de stress préalables), tant en amplitude qu’en durée. Plus les animaux ont subi de sessions de stress, plus les animaux présentent une hyperalgésie postopératoire prolongée. Les opioïdes endogènes sont bien responsables du développement d’une telle vulnérabilité à la douleur puisque l’administration de naltrexone avant chaque épisode de stress prévient bien la SIA au moment du stress comme attendu mais prévient aussi totalement le phénomène d’amplification de la douleur en réponse à l’inflammation provoquée une à deux semaines plus tard. Ces résultats ne font que renforcer la proposition que, comme les opioïdes exogènes, les opioïdes endogènes, au-delà de leurs effets bénéfiques antalgiques immédiats indiscutables, induisent à long terme une vulnérabilité à la douleur. Tout comme l’hyperalgésie induite par les opioïdes exogènes, ce phénomène est NMDA-dépendant et peut donc être prévenu par l’administration d’un antagoniste NMDA (kétamine par exemple) juste avant l’agression tissulaire, mais aussi par une simple inhalation de protoxyde d’azote ou par un régime alimentaire pauvre en polyamines (Fig. 3). De telles données doivent nous interroger quant à l’importance d’événements stressants préchirurgicaux, très souvent présents chez les patients, sur le niveau d’expression d’une douleur postchirurgicale. Ces données précliniques confirment, en l’éclairant de manière un peu plus rationnelle, que le ressenti douloureux postopératoire n’est pas seulement le reflet de l’importance de la lésion, mais est également le reflet de l’histoire de l’individu, en particulier de son niveau de stress préopératoire, voire d’antécédents plus complexes conscients ou inconscients pouvant affecter chez l’homme l’appréhension d’une douleur chirurgicale.
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Fig. 3 Systèmes inhibiteurs et facilitateurs de la douleur. Il est aujourd’hui bien admis qu’il existe des systèmes inhibiteurs de la douleur dont le plus important est représenté par les systèmes opioïdes qui agissent via des récepteurs spécifiques. L’effet antalgique de la morphine et de ses dérivés est sous-tendu en grande partie par l’activation des récepteurs de type μ, un sous-type de récepteurs opioïdes qui est probablement le plus impliqué dans l’effet antalgique des opiacés. L’existence de systèmes facilitateurs de la douleur doit être également prise en compte à côté de celle des systèmes inhibiteurs ; les deux systèmes exerçant un effet de balance sur le ressenti de la sensation douloureuse. Contrairement aux effets des systèmes inhibiteurs dont l’effet est immédiat et dont la durée est celle de la stimulation des récepteurs opioïdes μ, ceux induits par les systèmes facilitateurs sont de longue durée via la mise en jeu d’une boucle de rétrocontrôle positive des récepteurs NMDA. Une fois activée par des stimuli nociceptifs, la mise en jeu des récepteurs NMDA s’auto-entretiendrait et même s’amplifierait grâce à une entrée de calcium dans les neurones qui produirait une activation d’une Protéine Kinase C (PKC) capable de phosphoryler le récepteur NMDA le rendant ainsi de plus en plus actif de manière prolongée et amplifiant ainsi de plus en plus la sensation douloureuse. Paradoxalement, la stimulation des récepteurs opioïdes de type μ est également capable d’activer cette PKC entraînant de ce fait une sorte de contre-réaction à l’effet d’un antalgique opioïde limitant son effet pharmacologique. La plus grande persistance de l’effet facilitateur de la douleur via la mise en jeu de longue durée des récepteurs NMDA est responsable de l’effet hyperalgésique qui fait suite à l’effet antalgique de la morphine et de ses dérivés lorsque cet effet, plus labile, vient à s’éteindre
Stress postopératoires inducteurs de douleurs postopératoires « spontanées » Dans le cadre du risque de chronicisation de la douleur postopératoire, les peptides opioïdes endogènes pourraient jouer également un rôle critique lors de la survenue d’épisodes stressants postopératoires (non nociceptifs et dépendant des opioïdes endogènes). Ainsi chez l’animal, la survenue de stress environnementaux en période postopératoire induit, non plus de l’analgésie comme observé chez des rats
« naïfs », mais de l’hyperalgésie durant plusieurs jours si ces stress sont répétés. Au total, on voit donc que, paradoxalement, les peptides opioïdes endogènes libérés durant la période postopératoire n’induisent plus de l’analgésie, mais de l’hyperalgésie ! Cette hypersensibilité à la douleur pourrait faciliter le risque de développement de douleurs chroniques postopératoires et par-delà la prise supplémentaire d’antalgiques opioïdes, ce qui conduirait le patient dans une spirale négative qui pourrait engager le praticien dans une impasse thérapeutique en
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particulier par un abus de prescription d’opioïdes. Les données cliniques sont peu fournies quant à l’existence d’un tel processus chez l’homme et la durée de cette « vulnérabilité ». Cela reste donc à explorer.
Douleur et contagion émotionnelle : notre douleur, reflet de celle de l’autre ? Si nous comprenons mieux désormais l’importance des facteurs « historiques » individuels qui impactent notre niveau de sensibilité à la douleur, il n’en reste pas moins que l’homme, comme la plupart des animaux, est aussi un individu social vivant en permanence en interaction avec d’autres individus. Peut-on imaginer que des interactions sociales puissent jouer un rôle critique dans l’expression de notre sensibilité individuelle à la douleur ? La douleur ne naît-elle qu’au sein même de l’individu ou bien faut-il prendre également en compte les interactions sociales qu’il vit avec ses proches ? En d’autres termes, peut-il y avoir réellement une contagion sociale de la douleur au sein d’un groupe d’individus – on pourrait parler de contagion émotionnelle – en particulier d’individus vivant une relation étroite et continue au sein d’un couple, d’un groupe familial, etc. ? Un individu douloureux peut-il transmettre et générer chez l’autre une vulnérabilité latente à la douleur ? Nous avons tenté d’aborder ce problème délicat et difficile au niveau expérimental chez l’animal, en l’occurrence le rat, qui a l’avantage d’être un « grand animal social » (plus que l’homme ?) chez qui le niveau d’interactions au sein du groupe est très élevé et quasi permanent. Succinctement, en faisant cohabiter pendant plusieurs semaines un rat naïf (sans histoire de douleur préalable) avec un animal douloureux chronique (douleur neuropathique par lésion du nerf sciatique), nous avons pu observer que très rapidement, en quelques jours, l’animal naïf voit son seuil nociceptif s’abaisser progressivement (-40 %), indiquant une franche augmentation de sa sensibilité à la douleur. Cette hypersensibilité est parfaitement confirmée et mise en évidence si l’on soumet ces animaux compagnons à une agression tissulaire (inflammation dans une patte) puisque l’hyperalgésie ainsi provoquée est 2,4 fois plus importante (durée et amplitude) que celle observée chez des animaux contrôles vivant avec des individus en bonne santé (non douloureux). Il y a donc bien eu contagion émotionnelle de la douleur par compagnonnage avec un congénère douloureux chronique. Cette observation faite chez l’animal pose des interrogations essentielles par rapport à l’homme chez qui le compagnonnage avec un conjoint ou un parent douloureux, parfois pendant des mois, voire des années, pourrait rendre cet individu plus vulnérable à la douleur. De ces observations, nous devons retenir que, pour bien prendre en charge la douleur d’un patient douloureux, il est nécessaire de ne pas s’intéresser qu’à lui-même
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mais que nous avons aussi à nous occuper plus largement de son environnement social... Difficile stratégie qui nécessite le travail de toute une équipe. Ces observations suggèrent également que pourrait exister une sorte de « burn out » douloureux affectant les conjoints ou familiers mais aussi… les médecins de la douleur, en particulier ceux qui ont à « prendre en charge » quotidiennement des patients douloureux chroniques. Nous ne pouvons guérir le patient sans nous occuper plus attentivement de ses proches. Preuve en est que des expériences menées dans le même esprit sur l’influence du « compagnonnage » entre animal naïf et animal stressé montre qu’apparaît également, de manière quasiment similaire, une hypersensibilité latente à la douleur chez l’animal naïf !
Conclusion Devant la tyrannie de l’immédiateté que souligne l’historien François Hartog, du présent permanent essayant de priver de façon dérisoire l’individu de son histoire, de sa relation avec l’autre, devant la « démesure technicienne » dénoncée par Jacques Hellul, notre approche de la douleur s’est enfermée dans une technoneuroscience mécaniciste s’abandonnant, tel Icare, à l’hubris dans une démarche scientiste dont l’imprudence frise souvent la candeur. Cette démarche récuse toute idée de dette et donc d’individu. Elle n’autorise pas également cette « récapitulation » dont parle le même J. Ellul, ce « rassemblement » qui permet à chacun d’unifier son moi individuel, de dégager un cheminement vers la résilience et d’avancer au-delà de l’angoisse que fait naître inévitablement en nous la douleur, parce qu’image d’atteinte de notre intégrité comme signe d’avant-garde de la maladie, et pardelà de notre propre mort ». L’impasse dans laquelle se situent aujourd’hui la compréhension et la prise en charge des individus douloureux nous montre que la technoscience n’est pas le seul accès, la seule stratégie, mais seulement un accès qui ne peut et ne doit rejeter les autres approches dans le champ sombre de l’obscurantisme. Comme l’évoque David Le Breton, nous ne pourrons sortir de l’impasse de la douleur qu’au prix d’une « indiscipline » qui ne laisserait de côté aucune approche impliquant l’individu lui-même, pas seulement sa douleur. Une telle stratégie ouvre de nouveaux champs thérapeutiques pour réduire ou prévenir le passage de la douleur aiguë à la douleur chronique, voire l’apparition de douleurs aiguës exagérées que l’on qualifie d’anormales et de pathologiques. Il est envisageable de pouvoir améliorer la prise en charge des douleurs en particulier chroniques ou exagérées en faisant appel à des stratégies spécifiques d’antisensibilisation. Il n’apparaît pas nécessaire que ces stratégies, qu’elles soient pharmacologiques ou autres, soient antinociceptives per se.
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Pour autant, ces stratégies d’antisensibilisation ne sauraient remplacer ou exclure l’usage de nos classiques antalgiques antinociceptifs parce que ne visant pas les mêmes cibles (Fig. 2) mais au contraire être leur complément indispensable. Nous avons peut-être à reconsidérer la classification des antalgiques de l’OMS – dont on doit rappeler qu’elle a été établie pour les douleurs d’origine cancéreuse – en y introduisant le concept d’hypersensibilité à la douleur. Dans cette perspective et à l’heure actuelle, quatre formes de stratégies antalgiques pourraient être proposés : 1) les antalgiques antinociceptifs purs, comme le paracétamol ; 2) les antalgiques hyperalgésiques, comme les opioïdes ; 3) les antihyperalgésiques proprement dits, comme les antagonistes NMDA et les gabapentinoïdes ; 4) les antalgiques antihyperalgésiques, comme le protoxyde d’azote et le néfopam. D’autres stratégies thérapeutiques dénuées d’effets antalgiques per se, mais capables de s’opposer aux processus de sensibilisation, pourraient être associées, avec bénéfice, à l’usage des antalgiques opioïdes. C’est, comme nous l’avons vu, le cas de thérapies nutritionnelles comme les régimes appauvris en polyamines qui sont capables de s’opposer spécifiquement, chez l’animal, aux processus de sensibilisation. Au-delà de prises en charge plus globales de l’individu, que l’on pourrait qualifier d’anthropologiques parce que rétablissant la douleur dans une histoire individuelle mais aussi sociale (modèle biopsychosocial), il est remarquable, en termes de sensibilisation, que des thérapeutiques capables de s’opposer aux processus d’hypersensibilité à la douleur (antagonistes NMDA, protoxyde d’azote, régimes appauvris en polyamines) sont également capables de s’opposer au développement d’une hypersensibilité aux situations anxiogènes. Ces données renforcent l’hypothèse selon laquelle l’hypersensibilité à la douleur, tout comme l’hypersensibilité à des situations anxiogènes, pourraient être les deux faces d’un même syndrome d’hypersensibilité plus générale, reflet de notre passé, de notre patrimoine culturel ou social. Ainsi, au-delà de la stratégie « symptômemédicament », d’une guérison « technique » bien qu’incontournable évidemment, parce que bénéfique, très recherchée par nos sociétés modernes « hautement médicalisées », cette
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nouvelle approche requiert de nous engager dans une approche plus « humaine », plus globale, qui ne saurait se limiter à la prise en compte de la seule douleur, détachée de l’individu qui la porte et l’exprime, mais qui serait plus à l’écoute du patient douloureux, c’est-à-dire de l’individu, de l’homme chargé de son histoire. Liens d’intérêts : L’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt.
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