Psycho-Oncol. (2012) 6:18-24 DOI 10.1007/s11839-012-0354-6
ARTICLE ORIGINAL / ORIGINAL ARTICLE
DOSSIER
Approche différentielle du sujet âgé en service d’hémato-oncologie : réflexions à partir d’un cas Differential approach to elderly patients in hemato-oncology care: a reflective case study C. Glineur · P. Fouchet · P. Hermans · N. Vercruysse · A. Lefebvre Reçu le 19 novembre 2011 ; accepté le 15 janvier 2012 © Springer-Verlag France 2012
Résumé Dans le contexte d’une pratique en service de médecine (hémato-oncologie), le texte propose une reconstruction de cas clinique orientée par les repères de la psychanalyse et par une approche différentielle en termes de structure et de logique subjectives. Plus précisément, avec le cas de M. V., il est question du rapport à l’Autre du sujet paranoïaque, de ses conséquences sur le positionnement du clinicien et de l’équipe soignante, dans le transfert, afin qu’un accompagnement soit possible dans une période de grandes souffrances physiques et psychiques, lesquelles caractérisent la « fin de vie » de ce patient. Nous voyons comment l’approche différentielle est requise dès le début des rencontres si l’on entend trouver une place aux côtés de ce sujet et constituer pour lui un interlocuteur supportable, y compris lors de la radicalisation de la modalité paranoïaque du rapport à l’Autre. Nous voyons également de quelle façon une configuration contingente, l’aggravation de la situation somatique et le dispositif médical adéquat qu’elle appelle en réponse sont ici les éléments déclencheurs de cette radicalisation. Le texte met en exergue tant la nécessité éthique que la portée opératoire d’une approche différentielle des logiques subjectives des patients rencontrés en service d’oncologie, lieu où les atteintes violentes du corps comme l’angoisse de mort sont quotidiennes. Par ailleurs, le déploiement de la clinique du cas permet d’en connecter les éléments aux concepts de la psychanalyse élaborés par Freud et Lacan dans le champ des psychoses, et de la paranoïa, et de rendre compte tant de leur fécondité que de leur caractère opérant dans la pratique.
Mots clés Approche différentielle · Hémato-oncologie · Psychose · Transfert
C. Glineur (*) · P. Fouchet · N. Vercruysse · A. Lefebvre Service de psychologie clinique et différentielle - Faculté des sciences psychologiques et de l’éducation - Université Libre de Bruxelles, avenue Franklin-Roosevelt, 50, B-1050 Bruxelles, Belgique e-mail :
[email protected]
Keywords Differential approach · Hematology–oncology · Psychosis · Transference
Introduction
P. Hermans Faculté de médecine, université libre de Bruxelles, avenue Franklin-Roosevelt, 50, B-1050 Bruxelles, Belgique
Dans notre pratique de psychologue en service de médecine, chaque rencontre clinique est une invite à penser : penser
Abstract In this article, we propose to reconstruct a clinical case in the context of a medical institution taking care of hemato-oncology patients. This reconstruction is shaped by a psychoanalytical and differential approach based on a structural and subjective logic. More specifically, in the case of Mr V, we explore the self-other relationship in paranoia and its implications on the position of the clinician and the caregiving team in the transference process so that the subject may be best supported during the great physical and psychical suffering experienced at the end of life. We show how a differential approach is required from the very onset of the sessions to enable the clinician to be a bearable conversant, even during the radicalization of the paranoiac’s approach to the other. We further indicate how a contingent configuration — the worsening of the patient’s somatic state — and the appropriate medical response it elicits, constitutes triggers that promote the radicalization of the subject’s paranoia. We emphasize both the ethical and operational implications of a differential approach to the subjective logics of oncological patients for whom violent bodily insults as well as death anxieties are daily occurrences. Our discussion highlights how the exploration of such clinical cases enables connecting their constituents with the psychoanalytical concepts developed by Freud and Lacan in the field of psychosis and paranoia and demonstrates both their richness and effectiveness in clinical practice.
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l’orientation d’un accompagnement possible, dans la réalité d’une pratique pluridisciplinaire et au sein d’institutions qui accueillent les usagers en tant que « patients », sans les concevoir d’emblée comme des sujets de l’inconscient. Certains cas cliniques, par le radicalisme de leur phénoménologie, nous contraignent davantage qu’ils nous invitent à adopter une démarche différentielle, seul recours si l’on espère trouver une place aux côtés du sujet et de nos collègues. En effet, la clinique des névroses et celle des psychoses ne peuvent être abordées sans discriminations, quel que soit le champ où s’inscrit notre travail. L’approche différentielle est l’actualisation, dans la pratique, d’un souci éthique visà-vis des sujets qui s’adressent à nous ; sa portée, quant à elle, est en premier lieu opératoire. Cette approche trouve ses repères dans les élaborations théoricocliniques existantes, de Freud à Lacan, et elle conduit à en produire de nouvelles, à partir de la clinique singulière des cas rencontrés. Ainsi, le cas de M. V. permet de cerner comment, dès le premier entretien, l’attention portée aux coordonnées subjectives d’un patient participe à ce qu’un accompagnement soit possible, y compris dans une période aiguë de grande souffrance physique et de décompensation psychotique. Il sera ici question du rapport à l’Autre du sujet paranoïaque et du positionnement du clinicien dans le transfert1. Dans cette perspective, la psychose ne sera pas envisagée comme une maladie mentale, mais comme une « modalité de réponse aux questions fondamentales qui concernent notre être, notre existence, notre façon d’être au monde, notre façon d’être sexué » [1]. Cette orientation de travail prescrit « d’abandonner la tentative d’adaptation du sujet au monde » [2]. Elle n’entre pas en contradiction avec le souci de contribuer, au sein d’une équipe d’intervenants, à la possibilité de prendre soin du sujet accueilli dans l’institution, a minima le soin corporel qui est la vocation de l’hôpital général. Elle contribue au contraire, croyons-nous, à cette possibilité. L’histoire de M. V. est très éloignée d’un « déroulement de fin de vie » qui répondrait à une vision idéalisée de l’accompagnement serein, de l’efficacité des bonnes pratiques palliatives, des vertus de l’introspection, de l’élaboration symbolique ou encore du retour réflexif sur soi du mourant. Sans chercher à discriminer les composantes iatrogènes (infectieuses, médicamenteuses, toxiques) du déclenchement paranoïaque dont nous ferons état, nous voudrions nous pencher :
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Luis Izcovich note que « le sujet psychotique, plutôt qu’un maître, cherche celui qui peut accompagner le maître, car le maître, c’est lui. En être averti est déterminant quant à la place de l’analyste dans la cure analytique des sujets psychotiques » [2]. Nous verrons comment cette indication demeure valide hors de la cure psychanalytique, au sein de l’hôpital par exemple, si l’on souhaite orienter sa pratique à partir de la psychanalyse.
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– sur les modalités des expressions de l’angoisse de M. V. et ce qu’elles ont à nous enseigner quant à la causalité subjective dans la structure paranoïaque ; – sur les modalités de « l’accompagnement psychologique » du patient durant cette période (qui engage le clinicien auprès du « malade en personne », quelle que soit par ailleurs la causalité de son « état psychopathologique»).
Phénomènes discrets de la clinique du cas M. V. a 72 ans. Il est traité par le même hématologue depuis plus d’un an, pour une leucémie lymphoïde chronique. D’un abord difficile, M. V. est connu, à l’hôpital de jour où il vient en consultation, pour certains particularismes « de caractère » : son attitude hautaine, son activité interprétative et une méfiance que n’apaise pas tout à fait la durée du lien thérapeutique médical. Ainsi, l’on peut repérer, dans les notes de consultations au fil des mois, plusieurs occurrences où le praticien relève des éléments non médicaux, comme l’insistance du patient à procéder lui-même aux comparaisons entre les résultats successifs de ses prises de sang ou sa certitude inébranlable de peser un poids bien précis, donc du dysfonctionnement d’un pèse-personne qui n’indique pas exactement ce poids. À un certain point de ce parcours, la situation hématologique se dégrade et commande d’engager M. V. dans un cycle de chimiothérapies. Quand nous le rencontrons, dans l’unité d’hémato-oncologie où il vient recevoir sa première cure, M. V. se particularise de plusieurs manières. Quand nous nous présentons à lui comme psychologue de l’équipe, il nous soumet d’emblée à un examen rigoureux, dans le champ du savoir, avant de nous considérer comme un interlocuteur possible : quel est notre parcours universitaire ? Au sein de quelle université ? Jusqu’à quel niveau de spécialisation ? Avec quels grades académiques ? Avons-nous des connaissances en latin et en grec ? Il consacre ensuite cet entretien au récit d’un événement récent donc le contenu est anecdotique (au cours d’un trajet sur une autoroute, il a croisé un cortège de mariage), mais auquel il confère un caractère de gravité exceptionnel ainsi qu’une série de significations déterminées, le tout entraînant chez lui l’expression d’une vive indignation : « Je revenais de… et je rentrais chez moi, je conduisais sur le ring. Un cortège a été placé devant moi sur la route, pour que j’aie à voir ça. C’était un mariage ; les gens louent délibérément des voitures très coûteuses pour affliger ceux qui n’en ont pas les moyens. Et de toute façon, après trois mois de mariage, c’est : Tu peux prendre la porte, je ne veux plus te voir ».
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Relevons ce que ces phénomènes discrets indiquent de la structure subjective et, déjà, commandent comme positionnement dans le transfert. Avec Izcovich, nous dirons qu’il « ne faut pas attendre des phénomènes massifs pour évoquer la psychose », mais plutôt privilégier « une clinique des phénomènes limités et subtils » [2]. M. V. se distingue, dans sa pratique du lien social, par sa méfiance généralisée. En 1908, à une époque où il nomme encore la paranoïa une « névrose de défense », Freud pointe déjà cet élément comme pathognomonique de la paranoïa non déclenchée — ce qu’il considère comme le trait perceptible de la « défense réussie » du paranoïaque. Par ailleurs, M. V. engage le lien social sans être marqué par aucun manque. Il ne suppose pas le savoir chez le praticien, il possède le savoir. Dans son discours, le sujet névrosé est « marqué par un moins », il se révèle manquant, embarrassé, inhibé. Ainsi que le formule Di Caccia [1] : « pour le sujet psychotique (…) le binôme sujet–Autre est marqué à l’envers : c’est l’Autre, ici, qui est signé par un moins, alors que le sujet est marqué par un plus. Dans la psychose, ce n’est pas le sujet qui est malade (…) mais le malade c’est l’Autre, c’est l’Autre qui persécute le sujet. C’est l’Autre qui le fait souffrir et qui est responsable de tous ses malheurs ». Autrement dit : les gens louent délibérément des voitures très coûteuses pour affliger ceux qui n’en ont pas les moyens. En outre, M. V. « entre dans le langage en maître » [7]. C’est lui qui dicte les postulats d’un échange possible, d’une présence possible de l’Autre auprès de lui, et c’est lui encore qui en délimite le champ. Sans grade universitaire (ce qui reste tout de même attaché à un discours social typique sur une compétence supposée), mais également sans notions de latin et de grec (ce qui est déjà nettement plus idiosyncrasique), pas de lien social consenti. Je vous laisse imaginer la façon dont M. V. s’est adressé à la plupart des infirmiers, des aides-soignants, des techniciens de surface et de nombreux autres durant son séjour chez nous. L’idiosyncrasie, donc, « le plus propre de quelqu’un », vouée pour le névrosé à « se résorber dans le lien social » (id.), est ici un paramètre de la relation que le sujet édicte et assume. « Ce qui qualifie ces psychotiques », écrit Miller [7], « c’est qu’ils sont obligés de faire des efforts tout à fait démesurés pour résoudre des problèmes qui pour le névrosé sont résolus par les discours établis ». Et il précise (id.) : « les inventions paranoïaques (…) portent essentiellement sur le lien social. Pour le paranoïaque, ce n’est pas le problème du rapport à l’organe ou au corps qui n’est pas pris dans un discours établi, mais le problème du rapport à l’Autre. Il est donc conduit à inventer un rapport à l’Autre ». On le voit, soutenir « une clinique des phénomènes limités » suppose de partir de l’actualité de la rencontre avec un patient, de partir de son savoir, de ses dires, de ses manières de faire — non d’un savoir ou d’un projet préformatés. S’en remettre au discours
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du patient est la seule voie nous permettant, éventuellement, de saisir — ou plus modestement, de prendre pour hypothèse — une logique à l’œuvre, une structure subjective. Pour clarifier mon propos, je vous cite Soller [9] : « Quand Lacan s’interroge sur la structure et tâche de la construire, il ne s’agit pas d’une structure descriptive mais d’une structure dans laquelle l’essentiel est de situer les éléments de causalité sans lesquels une pratique ne serait pas opérante ». Il s’agit, pour chaque patient, de traiter avec la question « quelle est la cause du sens ? » — et non spécifiquement quelle est la cause du sens de la maladie. Car ce sens-là sera toujours, c’est la thèse que nous soutenons, un produit particulier d’une matrice structurelle. Et il est particulièrement vrai, dans la clinique des psychoses, qu’il s’agit de prendre les dires du sujet au pied de la lettre, en tant que témoin, et d’adopter « une soumission entière, même si elle est avertie, aux positions proprement subjectives du malade » [5]2. Avant de poursuivre la chronologie du cas, une question : en quoi ces phénomènes discrets engagent-ils immédiatement des effets sur le positionnement du clinicien ? Ces éléments mettent un aspect du lien social en évidence : M. V. est un sujet auquel l’Autre veut quelque chose, c’est à lui, personnellement, que le monde adresse des signes (Un cortège a été placé devant moi sur la route, pour que j’aie à voir ça, nous dit-il). Il y a là une indication de la modalité du transfert de ce sujet. S’y manifestent deux dimensions au moins : d’une part, le monde le concerne, lui, comme être en position d’exception (ce qu’on pourrait qualifier de mégalomaniaque), d’autre part, l’Autre est prédisposé à lui causer du tort (ce qu’on pourrait appeler la persécution). La pratique du rapport à l’Autre de M. V. est donc une forme de traitement, au sens où elle constitue une manière d’y faire avec un ennemi, manière jusqu’ici compatible avec le lien social. La position subjective de M. V. implique aussi que la consistance de cet Autre est structurellement vouée à lui devenir nuisible, c’est pourquoi il faut que « dans le transfert, cette forme de l’Autre reste barrée, soit constamment décomplétée » [8]. Dans un premier temps surtout, la seule place possible est celle de l’élève auprès de « l’enseignant presque naturel » qu’incarne ce sujet [1]. C’est la position que j’adopte, et, au cours des quelques rencontres qui ponctuent cette hospitalisation, M. V. me parle des « passions » qui l’ont occupé durant sa vie : la chimie, les mathématiques (dont il dit « aimer les très longs développements qu’ils 2
« Disons que semblable trouvaille ne peut être que le prix d’une soumission entière, même si elle est avertie, aux positions proprement subjectives du malade, positions qu’on force trop souvent à les réduire dans le dialogue au processus morbide, renforçant alors la difficulté de les pénétrer d’une réticence provoquée non sans fondement chez le sujet » [5].
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entraînent au départ d’un seul énoncé ») et, plus récemment, le droit successoral.
Contexte et phénoménologie de la radicalisation paranoiaque3 Le mois suivant ces premiers contacts, après sa deuxième cure de chimiothérapie, le patient connaît une neutropénie sévère qui entraîne la poursuite de son hospitalisation bien au-delà du séjour prévu. Il va endurer une série de complications infectieuses, hématologiques et métaboliques4, lesquelles conduiront à son décès un mois et demi plus tard. Au cours de cette période, la neutropénie seule suffit à le tenir alité, dans un état de faiblesse extrême ; les autres complications viendront l’invalider davantage : durant ce mois, M. V. nous reçoit uniquement depuis son lit. Il bénéficie d’un « nursing complet », c’est-à-dire qu’il n’accomplit plus aucune fonction élémentaire de façon autonome. Pour le dire autrement, la seule figure de l’Autre qu’il expérimente alors est celle d’un Autre qui vient à lui en lui voulant quelque chose, et M. V. n’a aucun moyen de s’y soustraire. Il ne cessera d’ailleurs de se plaindre de la durée de l’hospitalisation et de réitérer son souhait de partir. Mais les circonstances le contraignent à demeurer à la disposition du vouloir de l’Autre. Pour paraphraser Oldenhove, c’est désormais la rencontre réitérée avec un Autre trop consistant. Rapidement, plusieurs éléments prennent une place prépondérante dans le discours de M. V. et dans le rapport qu’il entretient avec les différents intervenants. Comme souvent à l’hôpital, quand le discours d’un patient commence à échapper aux formes typiques, communes, de la pratique du lien social, les premières mentions au dossier médical de ces éléments bruyants s’énoncent par le terme de « confusion », dans ce cas précis, rapidement suivi des mots : « propos, attitude paranoïdes ». Cela s’écrira finalement : trouble psychiatrique : paranoïa5. Le lieu où le discours est entendu, l’hôpital général, commande aussi la réponse première à cette évolution : l’investigation de son étiologie. Est-ce un effet de la pathologie (on songe aux atteintes neurologiques paranéoplasiques) ou de la médication (puisque certaines molécules, comme les corticoïdes ou certains antibiotiques, semblent avoir la propriété d’être parfois des inducteurs de 3
De ce que nous pouvons reconstituer de cette configuration, M. V. vit seul avec son épouse, et la loi s’énonce de sa bouche uniquement, dans un fonctionnement à deux fermement établi depuis des décennies. À un certain moment de son parcours, le lieu d’énonciation de la loi change. Le savoir médical, incarné par quelques intervenants particuliers, édicte désormais les règles. 4 Pancytopénie, insuffisance surrénalienne aiguë, pneumonie (Pneumocystis jirovencii), stomatite ulcérée (herpès simplex), neutropénie fébrile, dénutrition sévère. 5 Rapport final d’hospitalisation.
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déclenchements d’allure psychotique6) ? Il n’y a rien à redire à cette réponse systématique, elle est l’expression d’un désir de savoir et d’un désir de soigner. On est bien content qu’elle existe, cette réponse. Pour M. V., les investigations médicales successives ne permettent pas de mettre en évidence « d’origine organique claire7 » à ce qui survient pour lui. La question de la cause n’est pas réductible à un substrat organique.
Figures du délire L’élément clinique le plus manifeste est la radicalisation de la défiance envers l’Autre — envers tous les autres et l’agitation, verbale et corporelle, qui en procède. Ce qui pouvait être tenu pour « caractériel » devient la modalité élective du lien à autrui. Le patient affirme « vouloir être soigné » ; toutefois, la certitude qu’on veut lui nuire domine ce souhait et le conduit à des réponses répétitives qui viennent mettre les soins en péril : refus d’être examiné par les médecins, refus d’être touché par les infirmières, refus de prendre ses médicaments, refus des examens prévus, arrachage de la perfusion, demandes contradictoires (recevoir une chimiothérapie/arrêter la chimiothérapie en cours). À quelques reprises, il justifie le refus d’être examiné par le fait « qu’il va mieux », « qu’il n’est pas possible de prolonger une hospitalisation certainement très coûteuse » — alors qu’il est recroquevillé dans son lit, fiévreux, cachectique et souffrant d’hémorragies multiples (thrombopénie). Il est aussi, à plusieurs reprises, décrit comme « agressif » ; ses déclarations aux médecins mettent en doute non seulement leur compétence, mais surtout leurs intentions à son endroit : « Vous ne me soignez pas, déclare-t-il, vous voulez m’amener au cimetière8». Ces éléments viennent fragiliser davantage les possibilités d’interactions avec les différents intervenants, lesquelles, on l’a vu, étaient déjà très restreintes auparavant9. Permettre au patient d’accepter les soins qu’il réclame est le fruit d’une dialectisation à réinstaurer sans cesse, et à laquelle je participe auprès de mes collègues chaque fois que possible. 6
Ce phénomène (administration d’une certaine molécule et constat d’un « trouble psychiatrique » consécutif), qui est récurrent sans être systématique, gagne, lui aussi, à être inclus dans une démarche différentielle de l’écoute. Cela revient à maintenir le pari d’un sujet de l’inconscient singulier face à des phénomènes communs à un certain nombre de sujets. Le constat d’une « causalité » manifeste (avec la molécule, le sujet délire ; sans la molécule, le sujet s’apaise) ne résorbe pas la question de la logique subjective. 7 Dossier médical. 8 Dossier médical. 9 Pour citer le patient, on peut dire que nous en sommes au moment logique : « Après trois mois de mariage, c’est : Tu peux prendre la porte, je ne veux plus te voir ».
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Je me rends régulièrement au chevet de M. V. durant ce mois et demi de souffrances aiguës. Il tolère ma présence sans qu’elle se trouve emportée par son activité interprétative, et mes intentions sont épargnées par sa suspicion. Notons que c’est l’une des rares présences qui ne lui sont pas imposées. Je veille chaque fois à lui demander la permission d’une prochaine visite, et je fais consister au maximum les codes sociaux qui le positionnent en maître (solliciter sa permission pour entrer dans la chambre, attendre qu’il me le propose pour m’asseoir). En outre, je demeure très en retrait durant mes visites. Je témoigne d’un intérêt sérieux envers lui et d’une disponibilité à l’écouter, sans jamais rien demander. Ces modalités semblent s’accorder avec ce qu’il nomme son « besoin de parler ». « J’ai toujours eu besoin de parler beaucoup, dit-il, il faut qu’on m’écoute. Quand je dis une chose, ça en amène deux, et puis trois, ainsi de suite, ça ne s’arrête pas ». Le sentiment « d’être écouté » lui permet aussi de nouer un rapport plus paisible avec l’interniste de la salle, dont il me dira : « elle aussi, elle m’entend ». La principale production délirante10 du patient s’articule autour d’un conflit datant de 1964, conflit qui l’a opposé à l’un de ses six frères11. M. V. avait alors 27 ans. D’après son récit, M. V. avait accepté, après beaucoup d’hésitations, de retirer 1 500 francs de son épargne afin de les prêter à son frère qui en aurait eu, à le croire, « un besoin extrême ». Ce dernier, sans en avertir M. V., aurait joué et perdu cet argent en bourse. Il était alors dans l’incapacité de rembourser M. V. À dater de cette perte, M. V. a refusé toute forme de relation avec son frère (lequel, d’ailleurs, ne l’a jamais remboursé). Depuis cette date, rien n’est venu entamer la certitude de M. V. que son frère « l’a trompé », « s’est moqué de lui », « l’a volé », « savait très bien ce qu’il ferait de l’argent », etc. Rien n’est venu entamer non plus le refus de M. V. de jamais renouer avec « ce traître ». Il me racontera que 15 ans après les faits, au cours d’un voyage à l’étranger, il a aperçu son frère et l’épouse de celui-ci dans un groupe de vacanciers. Son frère l’a reconnu également et s’est dirigé vers lui. « Je lui ai tourné le dos et je suis parti », raconte M. V., dont le ressentiment n’a, semble-t-il, rien perdu de sa force, « pas question de parler à un type pareil ». Autour de ce récit, les propos de M. V. sont toujours empreints de certitude, et de la certitude de leur sens, qui 10 Dans la brève durée du suivi, on n’assiste pas à la production d’un délire systématisé, mais certainement à « un déplacement du sujet par rapport aux phénomènes de sens » [4], déplacement qui permet, nous semble-t-il, l’usage ici de l’adjectif « délirant ». 11 M. V. est le cinquième enfant d’une fratrie de huit. Nous avons très peu d’indications quant à sa famille, son enfance ou encore son épouse (que nous croiserons brièvement une seule fois). Il nous dira plusieurs fois que sa famille était, dans sa jeunesse, « très très très très très (sic) unie, comme on ne l’imagine pas, comme c’est loin d’être courant ».
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est pourtant quelquefois peu accessible à l’auditeur : « Croyez-moi, je suis le plus grand criminel de l’Histoire, me dit-il, j’ai été à l’école avec Hitler, même si ça n’est pas vrai. J’ai tout consigné dans un livre, tout y est, personne ne l’a jamais lu »12. Durant les deux dernières semaines de sa vie, M. V. resserre toujours davantage son propos sur cet événement (le vol de son argent par son frère) et cet objet (le livre où son passé est consigné et auquel il prête une aura redoutable). Le reste de son discours, lors de nos entretiens, porte surtout sur son sentiment d’être en train de mourir, qu’il exprime très souvent. Ce sentiment ne le conduit pas à souhaiter la présence de membres de sa famille (il n’accepte que les visites de son épouse, laquelle, elle-même âgée et peu valide, vient très peu) ni à reconsidérer sa position par rapport à son frère (« Je ne lui pardonnerai jamais, jamais, c’est impossible »). Par contre, il souhaite, avec de plus en plus d’ardeur, la présence du livre. Il s’agit pour M. V. autant de le relire que d’en protéger le contenu du regard d’autrui. Cet objet absent prend de plus en plus de place dans son discours, jusqu’au dernier jour. On peut faire l’hypothèse qu’il tient la fonction de localiser et d’inscrire un fragment de l’être du sujet qui échappe à la jouissance de l’Autre en échappant à son regard et à sa connaissance. À ce titre, il constitue un traitement de « l’Autre méchant ». Face à la jouissance désormais débridée de l’Autre, le livre, dans le discours adressé au psychologue, vient constituer une forme de territoire préservé pour M. V.13.
Faute et dommage Cette somme d’éléments cliniques nous autorise, dans le cas de M. V., à soutenir l’hypothèse que les significations 12
Ce moment clinique de substitution du lieu de jouissance permet de saisir à quel point : « le signifiant comporte en lui-même toute sorte d’implications, et ce n’est pas parce que vous êtes écouteur ou déchiffreur de profession que vous pouvez dans certains cas compléter la phrase » [4]. Comme le note Izcovich : le paranoïaque « reste maître en matière d’interprétation. C’est une leçon fondamentale pour la psychanalyse, à savoir qu’il est inutile de lui disputer la place de l’interprétation dans la cure » [2]. 13 Cet élément gagnerait à être repris en mobilisant les enseignements de Lacan au sujet de l’objet a. En effet, il est intéressant de remarquer cela : au moment où la situation l’amène à incarner par son corps l’objet déchet, le rebut (M. V. est cachectique, grabataire, « prostré », il parle d’une bouche perpétuellement ensanglantée, et est, ainsi, livré au regard de toute personne qui vient dans sa chambre, à savoir une foule d’intervenants différents), à ce moment, il amène tout à coup l’élément de sa « malignité » à lui, de sa jouissance à lui (quand il était, jusque-là, l’innocence même, à laquelle l’Autre nuit), enclose dans la lettre (le livre) et qui, précisément, constitue une inconnue pour l’Autre — un inaccessible. Il choisit de mobiliser une œuvre sienne, donc de « traiter une poussée pulsionnelle, de transformer une jouissance qui habitait un corps et se cherchait une issue hors corps » ([8]).
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subjectives qu’il imprime à l’expérience sont des effets de structure — structure entendue comme « la cause du sens ». Comme celui du mélancolique, le discours de M. V. mobilise les thèmes de la faute et du dommage14. Comme le mélancolique, le malade « évalue la vie, l’être, ce qui vaut, ce qui est juste, ce qui ne vaut pas » [9]. Il mobilise « un vocabulaire éthique » (id.) — c’est la valeur des existants qu’il évalue. Ces thèmes ne sont pas distinctifs de la structure paranoïaque, alors que ce qui signe cette position tient dans la localisation de l’origine de la faute, du dommage, dans l’Autre, dans la volonté de jouissance de l’Autre — qui veut jouir de lui. M. V. semble avoir dû s’inventer dans la vie un rapport à l’Autre sans le recours des discours établis. La souffrance et la configuration spécifique du lien social qu’il endure avec nous à l’hôpital mettent à mal cette béquille imaginaire15 et le contraignent, en un temps extrêmement bref, à inventer une réponse inédite. C’est ce qu’il s’attelle à faire, nous le pensons, par sa production discursive soudaine au sujet « du livre » que vient interrompre son décès16.
Position du secrétaire de l’aliéné M. V. a traversé la fin de sa vie dans un état quasi permanent d’angoisse, de tourment, de questionnements électifs et réitérés, mais aussi de rejet des discours et des soins, ainsi que dans une grande souffrance physique. Comme nous le remarquions en introduction, d’aucune manière il n’est possible de parler de fin de vie paisible, ni de considérer que cette période aura produit un « récit de vie », un « retour réflexif sur soi » ni une « élaboration de deuil ». Y surgit, au contraire, pour M. V., une radicalisation des « symptômes » qui signent son rapport à l’Autre. Dans ces circonstances, la possibilité d’un accompagnement du sujet ne peut être conçue que comme une ambition modeste. Elles conduisent à considérer les dires du sujet, qui ne cesse de parler de l’Autre, comme « une tentative d’instaurer un transfert » [8], c’est-à-dire à ne pas les tenir pour signes d’un déficit relationnel induit par « une perte de 14 Soller écrit : « Le sujet se plaint, ou plutôt nous fait témoins d’un dommage qu’il a subi » [9]. 15 Le réglage du rapport à l’Autre que nous avions vu se manifester par des traits assez typiques, qui relèvent plus de la « structure inscrite » [7] que de l’invention, tels que l’attitude hautaine, exigeante, la pédanterie, la méfiance (le positionnement en maître), semble perdre son caractère opérant à mesure que M. V. est davantage « à la merci » du vouloir de l’Autre et davantage l’incarnation imaginaire du déchet (palea). Nous pensons que le sujet cherche à y substituer une invention, un « quartélément compensatoire ». On lira à ce sujet Julien [3]. 16 Pour citer Oldenhove, nous dirons que le sujet s’efforce là de « reconquérir une relation aux personnes et aux choses du monde, une relation souvent très intense, quoiqu’elle soit hostile » [8].
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rapport à la réalité »17, mais au contraire comme des tentatives, si pas, dans ce cas précis, comme des inventions. Pouvoir tenir cette place, y compris dans les moments les plus « incohérents », « délirants », « interprétatifs » ou encore « agressifs » suppose, nous l’avons cité déjà, « d’adopter une soumission entière, même si elle est avertie, aux positions proprement subjectives du malade » [5]. Lacan nomme cela la position « de secrétaire de l’aliéné » [4]. Le psychotique, est-il souvent noté, assigne à l’analyste la place du témoin — témoin de ce qui surgit pour lui, de la façon dont le monde se produit pour lui. Il l’assigne au psychologue en service de médecine tout aussi bien ; en vérité, il l’assigne à celui qui pourra ajuster sa présence à ses coordonnées. L’enjeu clinique semble ici d’entendre ces tentatives et de ne pas « lâcher » le sujet — de contribuer, avec modestie mais pugnacité, à ce qu’une équipe épuisée ne lâche pas le sujet, car ce qui spécifie l’orientation analytique en institution n’est pas seulement de tenir cette place de scribe, de représentant, de lieu où les significations singulières peuvent s’énoncer, mais tout aussi bien d’en réfléchir et d’en infléchir l’usage. Si, dans la cure, il s’agit de considérer le psychotique comme « un analysant de plein droit » [6], alors, il s’agit pour nous, psychologues en service de médecine, de contribuer à ce que chaque sujet puisse être, de plein droit, usager de l’institution médicale. Toutefois, si l’analogie entre le clinicien et le secrétaire de l’aliéné décrit une position supportable, et parfois féconde, pour le sujet psychotique, elle manque à rendre compte de la dimension plurielle de la pratique en service de médecine. Il s’agit tout autant de faire exister, auprès du sujet, une version pacifiante de l’institution elle-même, que d’être désireux des enseignements sur la clinique du cas convoyés par les discours de tous les représentants de l’institution concernés par le patient. Cette dialectique est le terreau de la construction de la clinique, laquelle, pour être médicale, n’en est pas moins une clinique du lien social. Conflit d’intérêt : l’auteur déclare ne pas avoir de conflit d’intérêt.
17 Lacan rappelle que rien dans la structure du langage n’autorise le psychiatre, ni le psychanalyste, à se fier à sa propre compatibilité avec le « bon ordre » (des choses, du monde) pour se croire en possession « d’une idée adéquate de la réalité à quoi son patient se montrerait inégal » [5]. Dès lors, « pourquoi frapper d’avance de caducité ce qui sort d’un sujet qu’on présume être dans l’ordre de l’insensé, mais dont le témoignage est plus singulier, voire tout à fait original ? (…) Seul le malade peut en témoigner, et il en témoigne avec la plus grande énergie (…) Méthodologiquement, nous sommes donc en droit d’accepter le témoignage de l’aliéné sur sa position par rapport au langage (…). » [4].
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Références 1. Di Caccia A (1999) Qu’est-ce que la psychose ? Conférence (28/05) — http://pontfreudien.org/content/antonio-di-ciacciaquest-ce-que-la-psychose 2. Izcovich L (2004) Les paranoïaques et la psychanalyse. Éditions du Champ lacanien, Collection Cliniques, Paris 3. Julien P (2001) Du symptôme au sinthome : la psychose lacanienne. La clinique lacanienne 1(5): 63–7 4. Lacan J (1955–56/1981) Le séminaire, livre III : les psychoses. Seuil, Champ freudien, Paris 5. Lacan J (1957/1999) D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose. Écrits, Seuil, Points, vol II, Paris, pp 9–61
Psycho-Oncol. (2012) 6:18-24 6. Mattalia G (2004) Secrétaire, témoin… modes de destitution subjective. Hétérité 5, Revue de psychanalyse, pp 15–22 — www.champlacanien.net/public/docu/1/heterite5.pdf 7. Miller JA (1999–2000) L’invention psychotique. Conférence introductive au thème de « L’invention psychotique », Séminaire de la section clinique Paris-Île-de-France. Texte et notes établis par C. Bonningue — http://www.wapol.org/fr/articulos/Template.asp 8. Oldenhove E (2011) Tentatives de guérison. Association lacanienne internationale — http://www.freudlacan.com/Champs_specialises/Theorie_psychanalytique/Tentatives_de_guerison 9. Soller C (1988) Paranoïa et mélancolie. Collectif, Le sujet dans la psychose, Z’éditions, Tuché, Collection de psychanalyse