Psycho-Oncol. (2017) 11:18-20 DOI 10.1007/s11839-017-0607-5
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DOSSIER
Face-à-face : le visage défiguré qui convoque le soignant The Facial Disfigurement Summons the Health Care Provider E. Kerrouault Reçu le 23 décembre 2016 ; accepté le 10 janvier 2017 © Lavoisier SAS 2017
Résumé Les tumeurs de la face, par l’évolutivité tumorale ou les traitements nécessaires, portent atteinte à l’intégrité du visage. Au-delà des conséquences esthétiques, fonctionnelles ou psychosociales d’une défiguration, c’est au visage, en tant que représentant de l’identité même, que l’on est convoqué. Le visage, interface de soin, interface de soi, socle identitaire, devient objet de soin et par là même, suscite paradoxes, voire défenses face à ce qui se donne à voir. Il est alors question de réflexions sur la relation à l’autre au visage défiguré. Ces réflexions sont étayées par un éclairage philosophique, éthique, psychologique et symbolique permettant d’élaborer des pistes de travail pour « faire face ».
L’atteinte physique du visage interpelle l’identité, au-delà des conséquences fonctionnelles et psychosociales qui altèrent la qualité de vie des patients. Les cicatrices, les pansements du visage ne sont pas dissimulables. Chaque visage est unique, singulier. Lorsque le visage devient plaie, lorsqu’il devient objet de soins, on le recouvre de pansements, on le prive d’une partie de son expressivité. Dans la (dé) figuration se trouve l’idée de défaire la figure, du latin figura signifiant la forme, l’aspect, et désignant plus spécifiquement le visage de l’homme. La défiguration serait presque déjà dans sa définition, comme une fracture dans l’être. Alors, que se passe-t-il dans la rencontre entre le soignant et le « Défiguré » ? Comment faire face ?
Mots clés Défiguration · Cancer · Faire face Abstract Facial tumours, due to changes in the tumour or the treatments required, have an impact on the face as a whole. Apart from the aesthetic, functional or psychosocial consequences of a disfigurement, it is by the face, in its function as representative of one’s own identity, that we are recognised. The face, a care interface, an interface with oneself, the bedrock of identity, becomes the object of care and thereby generates paradoxes, even defences, when faced with what it shows. It is therefore a question of reflecting upon the relationship with the ’other’ in the disfigured face. These reflections are underpinned by a philosophical, ethical, psychological and symbolic approach that enables areas of work to be developed “head on”.
Situation clinique
Keywords Facial disfigurement · Cancer · How to Cope?
Philosophie et littérature
Introduction
Lorsqu’on réfléchit à la conception philosophique du visage, on évoque immanquablement Levinas, pour qui l’autre advient par son visage, il n’est ni question d’expression ni de traits [1]. Pour Levinas, le visage ce n’est pas seulement la forme plastique qui l’enferme, c’est l’advenue de l’altérité. Le visage, dans son essence même, appelle une réponse [2]. Peut-on parler de laideur ? Serait-ce uniquement une dissymétrie ? Aubry écrit en 2007 : Le (dé)goût de la laideur : « Par sa présence massive et insistante, la laideur
Les tumeurs de la face, par l’évolutivité tumorale ou les traitements nécessaires, portent atteinte à l’intégrité du visage. E. Kerrouault (*) ICO centre René-Gauducheau, boulevard Jacques-Monod, F-44800 Saint-Herblain, France e-mail :
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La clinique du carcinome épidermoïde du nez, opéré, radiothérapé, récidivant, entraîne des plaies tumorales importantes. Les chirurgies et traitements complémentaires successifs font disparaître progressivement l’ensemble du nez, parfois des lèvres. Qu’est-ce que cette défiguration vient questionner en chacun de nous. Comment faire face à ce patient au visage plaie, altérant son intégrité ? Qu’est-ce qu’un visage ? L’importance des lésions conférant un aspect « monstrueux » au patient, quelle part d’humanité lui reste-t-il ? Comment être en relation avec ce « presque » visage ?
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occasionne tabou, voire même répulsion ou effroi. Ce que la laideur dit, c’est quelque chose comme l’envers du monde. » [3] Quant à la laideur inspirée par une tumeur, Soljenitsyne l’évoque dans Le pavillon des cancéreux (1968) : « Paul Nikolaïevitch prit une petite glace de poche et se regarda. […] Voir cela sur soi ! Un spectacle aussi effrayant ! Car enfin, des monstruosités pareilles, cela n’existait pas !…». [4]. Il rejoint dans sa description l’idée que « ce qui est effrayant, c’est ce qui est effrayé » de Aubry [3] ou la Méduse, gorgone de la Mythologie grecque, dont le visage a le pouvoir de pétrifier tout mortel qui le regarde. Au-delà de la laideur, la défiguration évoque le monstre. Mais qu’estce qu’un monstre ? Selon Lebreton « Le monstre est l’altérité la plus radicale, […] Il nous donne à réfléchir sur l’homme à partir de son contraire, à partir de l’inhumain » [5]. Les monstres humains les plus célèbres, Quasimodo et Elephant Man, crient leur humanité, leur appartenance au genre humain, et c’est justement cela que la terre entière leur refuse, car elle remet leur propre humanité en question et en doute. Faire d’eux des monstres, c’est augmenter la distance entre eux et nous. On invoque aussi une punition divine. Quel crime a pu commettre cet être pour mériter un tel châtiment ? Le monstre nous pose donc une question : à quoi tient votre propre humanité ? Qu’est-ce qui vous distingue de moi ? [5]. Ce questionnement transcende la répulsion naturelle pour le monstrueux, réveillant nos peurs ancestrales et enfantines. « Mais non, les monstres n’existent pas » a-t-on dit pour rassurer nos enfants. Et là, le monstre existe, est en face de nous et nous regarde. Cependant, on peut mettre en exergue une culpabilisante ambivalence entre répulsion et fascination. Dans ces complexités, le soignant, de surcroît de soins palliatifs, serait un héros capable de tout voir, de tout supporter, les pires plaies, les pires béances. Serionsnous des héros révélés par le monstrueux ? J’ai conscience que ce visage n’est pas moi, c’est l’autre. Comment alors conserver l’humanité de l’Autre ?
Un étayage psychologique L’atteinte défigurative met en jeu les mécanismes de défense, instinctifs et inconscients, mis en place pour tenter de s’abroger de la souffrance et de l’angoisse, submersive et délétère. Complexes, ambivalents, intriqués et interdépendants, s’adaptant les uns aux autres au contexte du patient, ils sont inhérents à la relation soignant–soigné [6]. Ce visage qui hier encore, pour ce patient, représentait son être tout entier, son socle identitaire, le plonge, par la défiguration, dans un isolement physique, psychique, social et sensoriel. Ce sentiment d’isolement interfère dans la relation aux autres et donc aux soignants, avec un patient qui ne se reconnaît plus lui-même comme sujet d’un vécu, d’une histoire, comme porteur d’une
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identité psychique. Pour Lacan, dans les années 1930, l’enfant se sert de l’image extériorisée du miroir pour unifier son corps. Le miroir est une étape structurante du moi où le Je s’oppose à l’Autre, se construisant son unité dans le miroir du regard de l’Autre [7]. La défiguration altère ainsi l’image du sujet et son assise narcissique [8].
Un étayage éthique Le visage est la première interface de la relation, qui crée un lien avec autrui dans une relation duelle et physique. Pour Levinas, le visage serait le reflet du rapport à l’Autre dans sa nudité désarmante. Ce dénuement appelle alors à une certaine responsabilité. Lorsque l’on est confronté au visage, on se met en question [2]. La relation soignant–soigné est d’abord une relation éthique fondée sur le fait que le soigné, vulnérable, requiert le savoir être du soignant, créant d’emblée une asymétrie des rapports. La vulnérabilité devient une entité éthique à part entière. Elle nous rappelle notre condition universelle de mortel exposé à la finitude de la vie, exprime l’idée de la fragilité de l’existence, menaçant ainsi l’autonomie [9]. De ce fait, la vulnérabilité appelle à la responsabilité, à un devoir d’assistance.
Un étayage symbolique Le visage représenterait notre identité, comme un masque de ce que l’on voudrait que les autres voient de nous. Le nez, quant à lui, est une proéminence théâtralement célèbre « c’est un roc, c’est un pic, c’est un cap… Que dis-je c’est un cap ? C’est une péninsule ! » [10]. Des expressions courantes de la langue française citent cet appendice : « avoir du nez », « avoir le nez creux » qui veulent dire avoir de l’intuition, « ça se voit comme le nez au milieu de la figure ». Le nez est encore l’orifice par lequel pénètre le « pneuma », le souffle qui anime la créature vivante, c’est le réceptacle du souffle animant [11]. Pour certaines civilisations, c’est la partie du corps réputée contenir l’âme. Pour certains auteurs, le nez serait le révélateur d’une dynamique du besoin de revivre le contact avec le corps de la mère. Le sens olfactif est d’ailleurs réputé se manifester très tôt dans la vie et être conservé longtemps, même en cas d’altération des autres fonctions sensorielles. De plus, il est mis à l’épreuve par le jeu des phéromones dans les interactions entre êtres humains.
Faire face Le regard Lorsque je plonge mon regard dans le regard de l’Autre, cet autrui patient ne m’est pas étranger, il est différent de moi
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mais pas indifférent puisque je le regarde. Puisque le regard est miroir, nous voyons dans l’autre ce que nous souhaitons y voir. Si c’est un trou béant, peut-être aurons-nous quelque difficulté à trouver le moyen d’être en relation avec le vide, avec ce qui n’est plus. Par contre, si ce visage reste entier par ce qu’il représente à travers ce qu’il en reste, peut-être aurons-nous plus d’aisance à considérer ce patient comme intégral dans son « humanitude ». Si le regard posé sur le patient défiguré est un regard d’être humain sur un autre être humain, alors la dignité ontologique, inaliénable, sera préservée [9]. Travailler en équipe et se former L’équipe permet une assise moins vacillante mais aussi l’interdisciplinarité et la collégialité des décisions, impliquant chacun des soignants quelle que soit sa fonction dans son savoir, son expérience, sa personnalité. La formation des soignants, notamment identifier les mécanismes de défense des patients et des soignants, c’est autoriser un échange véritable et équilibrant, capital pour faire face. Un travail en équipe autorise le partage des émotions pour ne pas basculer vers l’abîme. Se dire l’horreur d’un visage qui n’en est plus un, au sens anatomique du terme, c’est déjà (sup)porter à plusieurs. Mais parler de la défiguration, c’est aussi accepter le risque de voir s’effondrer la fragile forteresse érigée entre nous et le patient, le seul rempart qui existe pour ne pas le rencontrer complètement. Faire un pansement en binôme, c’est aussi garantir la caution d’humanité (cet autre humain soignant qui me ressemble). Chirurgie réparatrice Puisque le retentissement émotionnel d’une défiguration est si important, peut-on envisager des techniques de réparation nasale (cartilage de l’oreille, des prothèses en silicone, en résine, des reconstructions 3D…) ? [12–14]. L’objectif commun de toutes ces techniques est de restaurer au moins l’esthétique du visage pour une amélioration de la qualité de vie des patients. Qu’en est-il d’une greffe de nez ? Comment porter le nez d’un autre, alors qu’on ne se reconnaît plus soi-même comme sujet de son histoire ? Le nez entre en résonance profonde avec le sentiment d’identité et invite à la plus extrême vigilance lors des chirurgies réparatrices qui risquent d’induire de profonds troubles de l’identité [15].
Conclusion La pathologie tumorale de la face entraîne, par son évolution même et les traitements pratiqués, une atteinte du visage dans son intégrité. Le visage, première interface de la relation, est exposé, dénudé, difficile à camoufler. Le visage
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apparaît transformé, déformé, difforme. Le patient fait écho aux monstres de notre petite enfance, réveillant une sorte de répulsion naturelle, mais culpabilisante pour un soignant qui s’estime capable de tout voir et de tout endurer. En nous appuyant sur des disciplines transversales philosophiques ou éthiques, avec un éclairage littéraire, psychologique ou symbolique, nous avons pu décentrer le visage de sa pure conception anatomique. Le visage, manifestation même de l’altérité, est un appel à la responsabilité. Il ne se réduit pas aux traits qui le dessinent. Lorsque l’on considère le visage comme l’expression d’une vulnérabilité, il est d’emblée un objet éthique. Faire face à un patient défiguré passe par l’acceptation de la mise en mouvement des mécanismes de défense, qui, s’ils sont reconnus, permettent d’être dans la juste proximité en tenant compte des personnalités de chacun. Cela fera la richesse de l’échange avec le patient dont la dignité inaliénable sera préservée par le regard qu’on lui porte, comme le miroir dans lequel il pourra tenter de se reconnaître. Pour affronter nos propres angoisses, nous pourrons nous appuyer sur l’équipe au sens large. Liens d’intérêts : l’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.
Références 1. Levinas E (1991) Totalité et infini. Essai sur l’extériorité. Ed. Le Livre de poche (1re éd. 1961) 2. Levinas E (1982) Éthique et infini. Ed. Fayard, coll. « L’Espace intérieur » 3. Aubry G (2007) Le (dé)goût de la laideur. Coll. Le Petit Mercure. Ed. Mercure de France 4. Soljenitsyne A (1968) Le pavillon des cancéreux. Le Livre de poche 5. Le Breton D (2011) Que disent les monstres de nous ? Ed. M Editer 6. Ruszniewski M (1995) Face à la maladie grave. Ed Dunot 7. Bouasse H (1934) Optique et photométrie dites géométriques. Ed. Delagrave, d’après l’œuvre de J. Lacan 8. Stephan M (2009) Aspects psychologiques de la défiguration. Encycl Med Chir 22-088-V-10 9. Ricot J (2003) Philosophie et fin de vie. Ed ENSP 10. Rostand E (2000) Cyrano de Bergerac. Folio Gallimard 11. Romey G (1988) Dictionnaire de la symbolique. Vol. II. Ed. Albin Michel. 523p, pp 310–5 12. Bolzoni Villaret A, Capiello J, Al piazza C, et al (2008) Quality of life in patients treated for cancer of the oral cavity requiring recontruction: a prospective study. Acta Otorhinolaryngol Ital 28:120–5 13. Inchigolo F, Tatullo M, Marrelli M, et al (2012) Clinical casestudy describing the use of skin-perichondrium-cartilage graft from the auricular concha to cover large defects of the nose. Head Face Med 19:8–10 14. Qiu J, Gu XY, Xiong YY, et al (2011) Nasal prothesis rehabilitation using CAD-CAM technology after total rhinectomy: a pilot study. Support Care Cancer 19:1168–73 15. De Souzenelle A (1991) Le symbolisme du corps humain. Ed. Albin Michel, collection espaces libres