Neophilologus (2014) 98:61–76 DOI 10.1007/s11061-013-9348-2
La Fiction d’affaires en France: de la fiction anti-affaires a` l’anti-fiction d’affaires Chris Reyns-Chikuma
Published online: 2 March 2013 Springer Science+Business Media Dordrecht 2013
Abstract A business fiction is a type of fiction that stages institutions, mechanisms and/or characters related to the business and economic world. The subgenre was flourishing in the nineteenth century with for examples some works by Balzac and Zola that quickly became « classics ». It seems that the subgenre waned in the twentieth century. Therefore the idea studied by William Gallois in « Against Capitalism? French Theory and Economy » that the French intelligentsia is not very interested in economics seems to go beyond the post-war period. However, one can observe a resurgence of the « theme » since the mid-seventies. It developed mainly within the genre of the novel. The majority of these books are inscribed within the realist tradition of Balzac and Zola. However, for about 20 years, some writers tried to represent the business world in a more audacious way, poetically and politically. Hence, one can find texts like Leslie Kaplan (L’Exce`s, l’usine 1990), Lydie Salvayre (La Me´daille 1994), Fre´de´ric Beigbeder (99 francs 1999), Franc¸ois Bon (Sortie d’usine 2001), and more. In my article, I focus on three of these works that I would call « experimental » in order to show that by being business anti-fictions rather than more traditional anti-business fictions, they can be more interestingly efficient to critize some abuses and failings of the global capitalism. These three works, very different from each other, are: Me´moires de l’enclave de Jean-Paul Goux, Supple´ment aux mondes inhabite´s de Xabi Molia, et L’Argent, l’urgence de Louise Desbrusses. Keywords Business fiction Literature and economics Experimental novel Contemporary France Goux-Molia-Desbrusses
C. Reyns-Chikuma (&) University of Alberta, Edmonton, AB, Canada e-mail:
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Introduction La fiction d’affaires est une fiction qui met en sce`ne les institutions, me´canismes et/ ou personnages lie´s au monde e´conomique. Le « sous-genre » e´tait florissant au dixneuvie`me sie`cle avec par exemple certaines œuvres de Balzac et de Zola, vite devenues des « classiques ».1 Il semble s’eˆtre efface´ au vingtie`me sie`cle. En effet, non seulement on ne compte aucun « grand » auteur qui s’est inte´resse´ aux proble`mes e´conomiques apre`s la mort de Zola,2 mais deux anne´es de recherche m’ont appris que meˆme parmi les auteurs peu connus ou oublie´s aujourd’hui, il existe peu d’œuvres traitant des affaires jusqu’a` re´cemment.3 L’ide´e que l’intelligentsia franc¸aise portait peu d’inte´reˆt a` l’e´conomique semble donc s’e´tendre a` une pe´riode plus longue que celle de l’apre`s-guerre e´tudie´e par William Gallois dans « Against Capitalism? French Theory and Economy ».4 Toutefois, on peut observer une re´surgence du the`me depuis le milieu des anne´es 1970.5 Bien qu’il re´apparaisse dans divers genres,6 c’est surtout dans le roman qu’il se de´veloppe. Le texte pre´curseur de cette re´surgence pourrait eˆtre L’Impre´cateur de Rene´-Victor Pilhes publie´ en 1973. La majorite´ de ces oeuvres s’inscrivent surtout dans une tradition re´aliste, balzacienne ou zolienne. Certaines sont inte´ressantes, d’un point de vue documentaire, ou pour ce qu’elles re´ve`lent sur l’imaginaire franc¸ais, et/ou d’un point de vue formel graˆce a` certaines audaces de style
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La question de savoir si on peut classer des classiques comme Illusions perdues et Ce´sar Birotteau, ou Au Bonheur des Dames et L’Argent, et beaucoup d’autres œuvres d’auteurs aujourd’hui oublie´s, dans un sous-genre reste entie`re, tant il est vrai que le the`me et le vocabulaire semblent eˆtre les seuls e´le´ments qui distinguent ces fictions « e´conomiques » des autres fictions; pour les difficulte´s de constituer un corpus, voir Reffait (2007, 7–21 et 101–141), et voir aussi le tout re´cent article de Emily Apter « Speculations and Economic Xenophobia as Literary World Systems: The Nineteenth-Century Business Novel » in French Global, 388–403. 2
On pourrait penser que les auteurs des romans fleuves (Romain Rolland, …), directs descendants des Balzac et Zola, s’inte´ressent aux affaires, mais sauf quelques pages ici et la`, aucune œuvre ou meˆme aucun chapitre n’est consacre´ spe´cifiquement a` ce sujet. Seules peut-eˆtre certaines œuvres de Ce´line (par exemple Voyage au bout de la nuit) pourraient eˆtre classe´es dans les marges de ce « sous-genre ». 3
J’ai recense´ une dizaine d’exceptions; mais, d’une part, ces textes sont souvent d’auteurs aujourd’hui oublie´s. Certains sont parfois « rede´couverts » comme David Golder d’Ire`ne Ne´mirovsky, publie´ en 1929, mais pour d’autres raisons que leur relation a` ce « sous-genre »; d’autre part, beaucoup de ces textes s’inte´ressent plus a` la condamnation morale de l’argent qu’aux me´canismes e´conomiques. Ce the`me de l’argent ne recoupe que tre`s partiellement le the`me des affaires, voir l’anthologie L’Argent 1971, de Pierre Miquel. 4
Bourg, After the Deluge, 49–72; tre`s rares sont les e´tudes sur l’intelligentsia, les intellectuels, les artistes, les milieux culturels qui mentionnent les mots « affaires » ou meˆme « e´conomique » ou leurs synonymes dans leur index; ainsi par exemple, Pierre Nora dans son Lieux de me´moire ne donne qu’un seul article, sur plus de cent, lie´ a` l’e´conomique; et Christophe Prochasson dans Dictionnaire critique de la Re´publique, en donne deux sur plus de cinquante articles. 5
Les causes de cette re´surgence sont multiples et complexes et ne peuvent eˆtre adresse´es ici. Dans un autre article (a` paraıˆtre), j’e´tablis un paralle`le avec certaines causes et la pe´riodisation utilise´es par Boltanski et Chiapello dans Le nouvel Esprit du capitalisme, Boltanski and Chiapello (1995).
6 Comme le the´aˆtre dont certaines œuvres de Michel Vinaver sont des fictions d’affaires des plus inte´ressantes (voir La Demande d’emploi 1971), ou le cine´ma dont deux des films de Laurent Cantet des plus fascinants (voir Ressources humaines 2000), et la BD, voir les articles de Reyns-Chikuma.
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(comme Stupeur et tremblement d’Ame´lie Nothomb 19997). Mais beaucoup appartiennent au roman ide´ologique,8 soit de droite comme les bestsellers de PaulLoup Sulitzer, soit de gauche comme le roman satirique, Affaires e´trange`res de Jean-Marc Roberts (1981), et le roman populaire, Les Vivants et les Morts de Ge´rard Mordillat (2004). Ceux-ci sont des fictions anti-affaires, soit de par leur engagement pour une gauche traditionnelle (Mordillat), soit a` cause de leurs repre´sentations feuilletonnesques des affaires (Sulitzer).9 Tre`s peu engagent le lecteur artistiquement et ide´ologiquement. Cependant, depuis une vingtaine d’anne´es, quelques auteurs ont tente´ de repre´senter le monde de l’entreprise d’une manie`re plus audacieuse formellement et politiquement. Ainsi en est-il de certains textes de: Leslie Kaplan (L’Exce`s, l’usine 1990), Lydie Salvayre (La Me´daille 1994), Fre´de´ric Beigbeder (99 francs 1999),10 Franc¸ois Bon (Sortie d’usine 2001), et d’autres encore. Dans mon essai, je conside`re trois de ces œuvres que j’appellerais « expe´rimentales » pour montrer qu’en e´tant des anti-fictions d’affaires plutoˆt que des fictions anti-affaires, elles peuvent eˆtre plus productives pour critiquer certains abus ou travers du capitalisme global. Ces trois œuvres, tre`s diffe´rentes les unes des autres, sont: Me´moires de l’enclave de Jean-Paul Goux, Supple´ment aux mondes inhabite´s de Xabi Molia, et L’Argent, l’urgence de Louise Desbrusses. Me´moires de l’enclave de Jean-Paul Goux Le de´fi de Babel Dans Me´moires de l’enclave, Goux, romancier et essayiste,11 joue habilement avec la notion traditionnelle de genre pour a` la fois donner la parole au monde ouvrier de l’Enclave (la re´gion aujourd’hui sinistre´e de Belfort/Montbe´liard dans le Nord-Est de la France), et interroger les discours directs et indirects sur et de ces « oublie´s » de la socie´te´ industrielle, a` l’e`re post-industrielle. Publie´ la premie`re fois en 1986 chez Mazarine, le texte est republie´ en 2003 chez Actes Sud, dans une collection au titre significatif, « Babel ».12 Le projet de recherche, d’e´criture et de publication de Me´moires fut finance´ par plusieurs organismes rassemble´s par l’auteur sous l’appellation ironique de « Conseil des Doctes » (12). En mettant en e´vidence ce contrat de travail dans le texte meˆme, 7
Pour une analyse du texte de Nothomb comme fiction d’affaires, voir Reyns-Chikuma.
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Pour une de´finition et les limites du roman ide´ologique, voir Susan Suleiman, Le roman a` the`se.
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Ce caracte`re feuilletonesque avec ses qualite´s utilise un style re´aliste, mais raconte des aventures souvent irre´alistes et qui dans son usage immode´re´ de re´fe´rences aux « banksters » et autres malfaiteurs ne donne pas une ide´e positive du capitalisme, meˆme quand il pre´tend le faire comme Sulitzer. 10
Voir Reyns-Chikuma dans Studies in French and Francophone Literature, octobre 2008.
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Jean-Paul Goux (a` ne pas confondre avec son presque homonyme, Jean-Joseph Goux, professeur au Texas et auteur de nombreuses e´tudes sur la symbolique de l’e´conomie) est professeur de litte´rature a` l’universite´ de Tours, et fut membre des comite´s d’e´dition de Digraphe et de La Quinzaine litte´raire; il est l’auteur d’une dizaine de romans au succe`s plutoˆt confidentiel et de nombreux essais sur Flaubert, Gracq, Tasso, Kleist, … Ci-apre`s, Me´moires de l’Enclave est abre´ge´ en Me´moires. 12
Toutes mes re´fe´rences vont a` cette e´dition.
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l’auteur se met donc en sce`ne comme un travailleur re´mune´re´ au meˆme titre que les travailleurs dont et avec qui il parle. Goux nous raconte aussi qu’il fut choisi surtout graˆce a` son doctorat en arche´ologie (12–13), ce qui sugge´rerait que ce « Conseil des Doctes » attend de lui des « re´ve´lations » conforme´ment a` l’image romantique de ce travail (13). L’auteur interroge aussi ce roˆle attendu de « ne`gre et de journaliste » (78) car il se conside`re davantage comme un e´crivain. Goux qui se pre´sente aussi, et encore une fois avec ironie, comme 1’ « Informateur » (12),13 raconte que lui-meˆme e´tait d’ailleurs aussi prisonnier d’une image romantique sur le mode`le de « Heinrich von Oflerdingen a` la rencontre du vieux mineur dans le roman de Novalis » (15). Cette illusion est toutefois de´faite de`s que l’ « ethnologue » (15) commence son travail sur le terrain et e´tablit des contacts avec le « re´el » (ge´ographie, histoire locale, interviews, 4). Ses « informateurs » se re´ve`lent eˆtre de vrais de´fis tellement ils sont divers, d’ou` le terme de « Babel » qu’il utilise et analyse dans le texte meˆme (66). De plus, Informateur et informateurs se voient mutuellement comme « autre(s) ». L’Informateur n’est pas vu et ne se sent pas tout a` fait comme un des leurs. C’est un intellectuel des beaux quartiers (81) qui ne peut pas les comprendre et qui avoue se sentir agresse´ par cette « culture ouvrie`re » (87). Pourtant malgre´ ces difficulte´s, le travail prendra forme progressivement. Essai fictionnel Ce texte s’inscrit partiellement dans le sillage d’un genre oublie´ comme les romans populaires ou « populistes » qui ont connu un certain succe`s dans les anne´es 1920–1930 tels les re´cits e´crits par des ouvriers comme Poulaille. Toutefois, les textes « ouvriers » a` partir des anne´es 1970 sont souvent e´crits par des intellectuels de retour a` l’e´tabli (comme R. Linhardt) ou des enfants d’ouvriers devenus « cols blancs » (beaucoup sont enseignants) comme A. Ernaux et A. Filippetti (Les derniers jours de la classe ouvrie`re 2004). Comme les textes de Ernaux, mais contrairement au texte de Filippetti (fiction para-autobiographique, tre`s nostalgique et peu autocritique), Me´moires appartient a` une cate´gorie que l’on pourrait appeler « essai fictionnel ». Ce type d’essai ne se pre´sente pas comme un discours transparent sur un objet exte´rieur mais il se reconnaıˆt comme une construction poe´tique pre´sente´e par un auteur qui a une interaction avec son « objet/sujet » d’e´tude non seulement pendant les interviews mais pendant tout le processus de (re´)e´critures. Cet « essai fictionnel » de plus de 600 pages est compose´ de deux parties. La premie`re, d’environ 100 pages, s’intitule « Journal ». Ce pourrait eˆtre une introduction, mais la notion meˆme d’introduction serait proble´matique dans la mesure ou` elle surplomberait tout le reste du texte. Or c’est exactement cela que l’auteur cherche a` e´viter et ce dont il traite dans son « journal ». Cette premie`re partie est constitue´e de 31 entre´es de longueur diverses et qui re´fle´chissent sur les conditions d’e´criture d’un tel travail d’ethno-sociologie fictionnelle. L’auteur re´fle´chit a` la fois sur les raisons, les difficulte´s, les financements, et les re´actions des diverses parties (sponsors et interviewe´s) d’un tel projet. 13 Un Informateur a aussi le sens de « mouchard » infiltrant les groupes secrets pour la police, comme l’ethnologue l’a parfois (souvent) fait (in)vonlontairement pour les colonisateurs.
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Goux introduit alors la deuxie`me partie ou` il s’agirait de « ne recueillir que ce qui touche directement a` [s]on travail d’Informateur, en sorte qu’il devienne une manie`re de Journal d’Enqueˆte. » (96) Mais apre`s la premie`re partie, le lecteur sait que ce « recueillement » ne peut pas se faire aussi « directement ». Et c’est ici qu’intervient le travail poe´tique. Ainsi, les 31 unite´s du Journal (du 16 juillet au 2 septembre) sont a` mettre en paralle`le avec les 31 « chapitres » de la deuxie`me partie, nume´rote´s en chiffres romains, mis en e´vidence dans la table des matie`res. En de´pit de la grande diffe´rence quantitative entre la deuxie`me partie et la premie`re, l’auteur semble donc chercher a` redonner une certaine e´galite´ a` chacune d’elles. On s’aperc¸oit alors que ce livre est formellement tre`s organise´. Ainsi la deuxie`me partie fait alterner les interviews et les divers discours sur les interviewe´s. De plus, chacun de ces deux sous-groupes fait a` peu pre`s 250 pages, e´tablissant une nouvelle e´galite´ entre ces deux types de sources/me´moires. Dans les interviews, les interviewe´s ont le plus souvent la parole et racontent leur « vie » (le travail, le syndicat, la camaraderie, la mise`re, leur famille, …). Les documents sur les interviewe´s sont tre`s divers. Ainsi ils viennent de diffe´rentes e´poques (du de´but de l’e`re industrielle de la re´gion a` aujourd’hui), et de sources varie´es: discours patronaux et discours « scientifiques » ou` l’auteur montre la complicite´ de ces derniers avec « l’ide´ologie patronale » principale, le paternalisme. Cependant, malgre´ une sympathie inhe´rente pour les travailleurs de l’Enclave, l’auteur ne joue pas la carte du blaˆme. II montre par exemple que ce paternalisme, accepte´ voire bienvenu par ceux qui en sont « victimes », pre´sentait aussi des avantages certains pour le monde ouvrier, anticipant souvent l’Etat providence. Les styles et niveaux de langues sont aussi tre`s diffe´rents: du langage « neutre » et/ou technique des documents au langage « parle´ », populaire des interviews. Cette diversite´ a l’avantage d’e´viter une certaine monotonie, ine´vitable a` cause de la longueur et du genre de documents pre´sente´s ici (rapports « scientifiques », techniques et discours patronaux ronflants). Le texte est alors pre´sente´ par l’auteur tour a` tour comme un puzzle ou une « poe´trie » casse´e dont certaines pie`ces manqueraient et qu’il s’agirait de reconstituer. Cette diversite´ cre´e aussi une polyphonie qui refle`te la re´alite´ ouvrie`re et scientifique au-dela` des binarismes simplistes au niveau ide´ologique mais aussi au niveau formel. Ce dialogisme se trouvait annonce´ de`s le de´but tant dans le titre (Babel) que dans les deux citations mises en exergue. La premie`re citation est de Melville, romancier ame´ricain, et la deuxie`me de Michel de Certeau, historien franc¸ais. La fiction et l’histoire se trouvent donc mises coˆte a` coˆte pour se questionner et s’enrichir. Le livre est ainsi intelligemment situe´ a` la frontie`re entre le re´cit omniscient du compterendu historico-ethnologique classique, mis en question par de Certeau, et la fiction traditionnelle (de Balzac, Zola et Melville). De plus, le fait de citer un e´crivain ame´ricain en teˆte est significatif parce que Goux montre ainsi qu’il refuse de s’inscrire dans une litte´rature qui trop souvent blaˆme les Etats-Unis pour les proble`mes que connaissent certains travailleurs franc¸ais (voir l’anti-ame´ricanisme rampant de nombreux discours et fictions). De meˆme, le titre e´tablit une subversion de`s le de´part. Ainsi « l’Enclave » renvoie bien au surnom donne´ au « pays » dans la re´gion, mais seuls ceux de la re´gion le connaissent. Le choix de ce surnom au lieu d’un nom propre pour faire re´fe´rence a`
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cette re´gion (par exemple, « Me´moires des ouvriers de Montbe´liard ») renvoie alors aux re´sonances du mot. Les connotations du mot enclave sont tant dans sa phone´tique (‘‘esclave’’ comme le texte le sugge`re parfois) que dans ses diverses de´finitions. Les de´finitions litte´rale (« Territoire enferme´ dans un autre ») et me´taphorique (« terrain entoure´ par des fonds appartenant a` d’autres proprie´taires et qui n’a sur la voie publique aucune issue ou qu’une issue insuffisante pour son exploitation », Petit Robert) mettent en e´vidence le projet de Goux. Celui-ci donne en effet a` ces « esclaves » acce`s a` la voie/voix publique et une « servitude de passage » (ne´cessaire) en cas d’enfermement, cherchant a` le de´senclaver, a` la fois a` l’ouvrir au monde et a` le sortir de l’oubli. Etrangement, alors que le roman d’affaires a beaucoup de succe`s aux USA, Me´moires comme d’ailleurs tous les autres livres de Goux connaissent peu de succe`s aux Etats-Unis. Ainsi une seule e´tude semble avoir e´te´ publie´e ou eˆtre disponible sur l’un de ses livres, La Comme´moration (1995). Et si la plupart de ses livres sont disponibles dans quelques bibliothe`ques ame´ricaines, ce sont d’abord ses essais litte´raires sur Gracq et Flaubert qui de loin l’emportent tandis que Me´moires l’est dans seulement UNE bibliothe`que. Serait-ce que pour les lecteurs ame´ricains la France n’est pas habituellement associe´e a` la fiction e´conomique? Serait-ce la proble´matique de « classe » pose´e dans cet essai fictionnel qui pre´vaut encore en France souvent au de´triment des autres types d’analyse (comme les e´tudes de genre/ gender, postcoloniales, multiculturelles, etc.) qui elles e´taient plutoˆt absentes en France jusqu’a` tout re´cemment?14 Ou serait-ce son coˆte´ « expe´rimental » qui n’existe presque pas aux USA dans les nombreuses fictions d’affaires ame´ricaines et anglo-saxonnes ?
Supple´ment aux mondes inhabite´s de Xabi Molia Contenu banal, forme ludique Supple´ment, publie´ en 2004, est le deuxie`me livre de Molia.15 Ce qui fait l’inte´reˆt de ce court roman (a` peine 130 pages), c’est le contraste productif qu’il e´tablit entre ce qu’il est convenu d’ appeler le contenu et la forme. Si le content est banal (tout au moins jusqu’a` dix pages avant la fin), racontant le quotidien d’un homme moyen employe´ dans une entreprise ordinaire, la forme est savamment calcule´e pour rendre l’histoire sans histoires plus que captivante de`s le de´but. L’inte´reˆt de Supple´ment est encore renforce´ par le fait que la tension entre la forme ludique et le contenu qui devient potentiellement tragique est rendue cre´ative sans pour autant que cette tension ne se re´solve a` la fin. Enfin, l’importance de ce roman vient de ce que tout en pre´sentant une critique de l’entreprise capitaliste et de la mondialisation, les techniques expe´rimentales utilise´es lui permettent d’e´chapper au dogmatisme antilibe´ral qui caracte´rise beaucoup de fictions d’affaires franc¸aises contemporaines. 14
Voir Jean-Marc Moura, Litte´ratures francophones et the´orie postcoloniales, Moura (1999) (1e e´d.).
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Molia a depuis publie´ deux autres textes dont Reprise des hostilite´s (2007) qui pourrait aussi eˆtre conside´re´ comme une fiction d’affaires.
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Supple´ment raconte l’histoire de Victor qui travaille comme cadre moyen dans une grande socie´te´ d’assurance (18–19). Ironiquement, le mal nomme´ Victor n’assure rien et n’est suˆr de rien. Il est de`s le de´but pre´sente´ comme timore´ (12), reˆveur (13–14), et sans doute pas spe´cialement brillant (26–27). De plus, il est certainement dans une pe´riode difficile de sa vie puisque sa petite amie l’a quitte´ (25) et son pe`re, qu’on sait malade de`s le troisie`me paragraphe (16), meurt quelque temps apre`s le de´but du re´cit (23). Ses jours s’e´coulent entre son travail (qu’il ne semble pas particulie`rement aimer), l’ennui, ses reˆves et fantasmes, et l’ambition et les comme´rages de ses colle`gues. Meˆme sa vie personnelle (ses amours ou ses loisirs) semble prive´e du pouvoir re´ge´ne´rateur que la socie´te´ industrielle lui attribue habituellement. Lire ne l’inte´resse plus (24) sinon toujours la meˆme page de ParisMatch (27), et on ne lui connaıˆt aucun autre hobby que celui de passer l’aspirateur compulsivement (34–35). De meˆme, il ne semble pas avoir d’ami et il se confie a` un magne´tophone dont la premie`re entre´e qui nous est d’abord donne´e en quatrie`me de couverture, puis au de´but du re´cit (18), est re´ve´latrice de ses frustrations: 199. Les menteurs. Les gloutons du restaurant. Les gens qui te me´prisent. Les indiffe´rents. Les types presse´s pour me dire bonjour. […] Et moi je les laisse controˆler, je me laisse faire. […] Les types froids, les vampires. Les types comme moi. Il semble alors se re´fugier dans ses fantasmes: soit e´rotiques (avec son ex-amie, 13; ou l’amie de son ex-amie, 32), soit he´roı¨ques (s’identifiant au spationaute Neil Armstrong, 27; ou pre´tendant qu’il est architecte, 30; ou se comparant a` une vedette de cine´ma–Alain Delon, 31–; ou se croyant agent secret, 129). Progressivement, son monde vacille, fiction et re´alite´ s’encheveˆtrent davantage, et son alie´nation aux autres et a` soi-meˆme se fait chaque jour plus opprimante. Le processus s’acce´le`re lorsqu’a` la suite d’une erreur professionnelle, il perd son emploi (121). Apparemment, re´cupe´re´ par une « organisation » fondamentaliste, il de´cide de se venger. Compte/Conte a` rebours A l’inverse de cet ordinaire s’orientant vers le tragique, la forme est de`s le de´but ludique. Ce ludisme se fait graˆce a` diverses techniques. J’en e´tudierai ici deux: le jeu sur la nume´rotation et le jeu avec une riche intertextualite´. Le premier signe de ce ludisme est la nume´rotation meˆme. En effet, le texte est divise´ en unite´s se´pare´es par un blanc et chapeaute´es par un nume´ro. De plus, cette nume´rotation est myste´rieuse puisque la premie`re unite´ du texte est nume´rote´e 209, ce qui attire ne´cessairement l’attention, d’abord par son coˆte´ arbitraire (pourquoi 209 et au de´but?), puis par le fait que ce chiffre est suivi de 208 pour la deuxie`me unite´, et ainsi re´gressivement jusqu’a` la fin (ou presque). On comprend alors vite qu’on a a` faire a` un compte/conte a` rebours. Chacune de ces 209 unite´s correspond typographiquement a` un paragraphe et est de longueur tre`s variable (de quelques lignes—une ou deux phrases—a` plusieurs pages—unite´ 53/p. 96–97–98). Toutefois, ces paragraphes ne semblent pas correspondre exactement a` des unite´s de contenu. Dans un paradoxe qui n’est en fait qu’apparent, l’ide´e d’arbitraire pour ces divisions renvoie alors a` un choix nume´rique de´libe´re´. Ainsi, a` la fin, on se rend compte qu’il
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y a en fait 210 unite´s, car si la dernie`re unite´ n’est pas nume´rote´e, elle est clairement se´pare´e par un espace blanc. Le chiffre 210 pourrait alors renvoyer au de´compte meˆme: « 2, 1, 0 » renforc¸ant l’ide´e du compte/conte a` rebours. Si les chiffres 209 ou 210 ne semblent pas avoir de sens particulier, la notion meˆme de nombre renvoie au monde des affaires ou` tout est de plus en plus chiffre´. De plus, le compte a` rebours renvoie a` un certain tragique, un peu comme une machine dont le me´canisme remonte´ a` fond se de´roule inexorablement vers son e´puisement. Cette ide´e de me´canisme d’une part renforce l’ide´e d’une vie (de travail) me´canique. D’autre part, elle est aussi renforce´e par une se´rie d’allusions dans le texte. Outre le fait que la came´ra et le magne´tophone sont des machines qui jouent des roˆles essentiels dans l’histoire, le texte e´tablit une se´rie de comparaisons entre des machines et des eˆtres humains: soit que les machines sont compare´es aux eˆtres humains (25); soit que Victor semble eˆtre lui-meˆme devenu une « machine » (« Le caˆble qu’il sentait vrille´ le long de sa moelle e´pinie`re s’e´tait maintenant relaˆche´ », 130) ou quelqu’un qui agit selon les volonte´s d’un « deus ex machina » (« Quelqu’un veillait sur lui », 127) devenant victime, consciente et consentante (?) d’une machination (115). L’individu, Victor, troque le « nume´ro » qu’il e´tait dans son entreprise pour un nom de code (un autre nume´ro, 127). Seul, solitaire et insense´ (incapable de trouver un sens unifiant, ou au moins, DU sens), il est alors repre´sente´ comme faisant partie d’une organisation et d’un grand dessein (128). Le re´cit personnel de Victor se meˆle alors a` d’autres re´cits plus globalisants, e´conomiques (la globalisation, la compe´titivite´ des entreprises), philosophique (religio-me´taphysique), politique (l’impe´rialisme ame´ricain), et des grands re´cits essentiellement apocalyptiques (terrorisme, fondamentalisme) qui sont a` leur tour de´construits par ce ludisme. Un deuxie`me type de ludisme se fait par l’interme´diaire des jeux intertextuels, nombreux et riches. J’en conside´rerai ici deux : les re´fe´rences explicites a` Milton et a` Diderot. La re´fe´rence a` Milton est d’abord dans l’exergue de Supple´ment: Au commencement j’avais cre´e´ l’homme doue´ de deux beaux pre´sents, de bonheur et d’immortalite´: le premier il l’a follement perdu; la seconde n’euˆt servi qu’a` e´terniser sa mise`re; alors je l’ai pourvu de la mort; ainsi la mort est devenue son reme`de final. Cet exergue est important pour affirmer a` la fois le coˆte´ poe´tique du texte et son the`me, le travail. D’une part, en citant Paradise Lost qui est base´ sur une construction poe´tique riche et pre´cise, le roman de Molia se pre´sente donc aussi comme poe`me (structure´ par des rythmes spe´cifiques et ou` chaque mot est crucial). Plus litte´ralement, la mise en e´vidence de la fin et du de´but dans cette citation renvoie directement au de´compte inverse´ du texte de Molia. D’autre part, Paradise Lost raconte l’histoire biblique d’Adam et Eve avant et apre`s la Chute, c’est-a`-dire avant et apre`s le travail obligatoire comme punition de la faute originelle. Toutefois, si le texte de Molia est aussi centre´ autour du meˆme the`me, c’est non pas une œuvre de croyant comme celle de Milton, mais d’abord une œuvre critique de la valeur du travail dans une socie´te´ ne´o-libe´rale. La re´fe´rence a` Diderot se fait d’abord a` travers le titre puisque le philosophe a e´crit Supple´ment au voyage de Bougainville, re´ponse critique au Voyage autour du
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Monde de Bougainville (1771). Ce dernier livre comprenait un re´cit qui frappa ses contemporains par son portrait d’une socie´te´ tahitienne guide´e par la queˆte du plaisir ou` l’homme est de´livre´ de la tyrannie du travail. Le re´cit de Molia peut alors eˆtre lu comme utilisant l’intertextualite´ a` Diderot pour de´noncer a` la fois le mythe et l’utopie du bon sauvage, heureux SANS travail, et en meˆme temps, l’ide´ologie d’un certain ne´o-libe´ralisme, heureux PAR le travail, qui pourrait eˆtre vue comme un nouvel impe´rialisme renforc¸ant l’alie´nation humaine. Lecture derridienne Le mot et concept de « supple´ment » renvoie aussi au critique le plus « de´constructeur » de tout mythe ou de toute utopie. Dans De la Grammatologie (1966), Derrida de´construit la notion de supple´ment utilise´e par Rousseau, le contemporain de Diderot. Rousseau voit en effet le supple´ment comme supple´ant au naturel et a` l’original: le bon sauvage par exemple serait l’homme de la nature, l’original, et la civilisation, le supple´ment. Ainsi, dans le re´cit de Molia le protagoniste « rousseauiste » supporte-il de moins en moins bien la civilisation contemporaine a` travers ses particularite´s comme ses technologies (25), sa pollution (102), ses bruits (105–106) et sa sexualite´ perc¸ue comme de´bride´e (106). Il de´sire et s’engage alors dans la queˆte d’un Eden (133), repre´sente´ de diverses manie`res dans le texte (la lune; Kalebb, une plane`te imaginaire de son enfance; etc.) et pre´sente´ dans les « mondes inhabite´s » du titre. Toutefois, le pluriel du syntagme oriente vers un pluriel de lectures et donc vers la de´construction d’un sens monologique fondamental(iste). Car l’ide´e de supple´ment a en soi-meˆme l’ide´e qu’une chose qui a un supple´ment ne peut eˆtre comple`te en soi. Dans cette perspective, le supple´ment n’accroıˆt pas la pre´sence de quelque chose, mais en souligne plutoˆt son absence. Enfin, Derrida fait aussi la critique de la croyance rousseauiste dans un langage originel qui serait ne´cessairement oral et donc ou` l’e´crit serait secondaire, supple´mentaire. La confiance quasi exclusive que Victor fait au magne´tophone soutient cette lecture derridienne. En effet, si le magne´tophone semble eˆtre une technologie de l’oral, ce n’est qu’une illusion puisque l’enregistrement est une forme d’e´criture, ‘‘e´lectronique’’. De plus, cette « oralite´ secondaire » est transcrite ici dans le texte. Plus tard, conseille´ par son nouvel ami, aussi perdu et alie´ne´ que lui, il commencera a` e´crire mais il e´chouera (120). Comme le montre Derrida, « si la supple´mentarite´ est ne´cessairement un processus inde´fini, l’e´criture est le supple´ment par excellence puisqu’il se propose comme supple´ment du supple´ment, signe de signe, prenant la place du discours oral de´ja` signifiant. » (De la Grammatologie, 398) La re´fe´rence derridienne continue avec le roˆle cle´ que joue le mot ‘‘re´fe´rent’’ dans Supple´ment. En effet, Derrida, contrairement a` ce que disent ses de´tracteurs, ne nie pas le re´fe´rent mais le proble´matise. De meˆme, les divers sens du terme « re´fe´rent » (11) renvoie a` diverses interpre´tations apparemment contradictoires et meˆme paradoxales, et pourtant, toutes co-existantes dans ce texte. Sur le plan du contenu, dans l’histoire, « re´fe´rent » signifie « agent orienteur », c’est-a`-dire une « personne qui dirige quelqu’un en difficulte´ vers un point d’aide » (Petit Robert). Effectivement, Victor au de´but participe a` un stage de formation continue (26), organise´ par
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son entreprise et dirige´ par un « re´fe´rent ». Depuis les anne´es 1970, de nombreuses entreprises pratiquent ce genre de stages pour aider leurs employe´s a` s’ame´liorer et ame´liorer leurs relations avec leurs colle`gues, et donc pour accroıˆtre la rentabilite´ de leur entreprise. Ces stages ont pour fonction de renforcer l’ide´ologie capitaliste qui met l’accent sur certaines qualite´s humaines, dont l’autonomie, stade interme´diaire entre inde´pendance (isolement) et communautarisme (suivisme, manque d’initiative). Cependant, ce stade interme´diaire par le fait meˆme d’eˆtre interme´diaire est mal de´fini et a donc besoin de stages de formation continue pour re´ajuster les strate´gies individuelles et socie´tales les unes aux autres, et par rapport au marche´ ne´o-libe´ral, mode`le de flexibilite´. Toutefois, dans Supple´ment, les participants a` ce stage ne semblent pas avoir la foi dans ce nouveau bre´viaire, puisqu’ils se moquent des formules toutes faites des agents capitalistes. Ainsi page 15: L’homme a` sa droite, imitant la voix d’un consultant qui e´tait intervenu la veille, levait un doigt prophe´tique pour s’exclamer a` tout propos: « La re´activite´ est la cle´ de l’autonomie ». Les deux autres e´taient d’accord: qu’estce qu’on avait entendu comme conneries dans ce se´minaire. Mais Victor, qui n’est pas joueur (12), « acquiesc¸ait prudemment » (15). Si certains semblent donc soutenir cette ide´ologie agnostique sans trop de mal, d’autres comme Victor, ne la supporte pas. Le re´fe´rent est aussi « ce a` quoi renvoie un signe linguistique ». Ainsi un texte documentaire, scientifique, utilise un langage transparent, renvoyant a` un objet exte´rieur au texte comme dans la phrase « Neil Armstrong a marche´ sur la lune ». Tout texte est au moins partiellement re´aliste y compris Supple´ment. Ainsi le re´fe´rent-agent orienteur de ce texte fait re´fe´rence a` un personnage qui pourrait exister dans le monde « re´el ». D’autres mots ont des re´fe´rents qui sont inte´rieurs au langage. Dans ce dernier cas, ils sont autonymes ou me´talinguistiques (comme « le mot est un mot »). Il existe enfin des re´fe´rents imaginaires comme celui de la licorne ou dieu ou satan. On sait que ces derniers exemples sont proble´matiques puisque cela de´pend de la foi de chacun. Mais au-dela` de la foi, ils posent le proble`me de l’imaginaire faisant partie inte´grale du re´el et de la limite entre les deux, parfois peu claire. Ainsi le re´cit, qui commence par le protagoniste racontant un film, met directement en sce`ne cet effacement des bornes. Litte´ralement, la traditionnelle barrie`re entre le discours narratif et le discours rapporte´ est partiellement efface´e puisque les guillemets sont omis en de´pit du fait que c’est quelqu’un qui parle. Sur le plan du contenu, le vocabulaire utilise´ pour de´crire la premie`re sce`ne contribue a` l’affaiblissement des frontie`res: « brume; nettoieraient l’e´cran de toute forme; dissoudre; atte´nue; mange´e dans les lourdes e´charpes; trace diffuse toujours plus pale » (11). Cependant, cet estompage des bornes entre « re´el » et imaginaire dans le texte n’est pas donne´ comme permanent. Il n’est donc pas mystificateur mais temporaire, tactique et critique. Ainsi si les quatre de´finitions du mot re´fe´rent se jouent a` divers moments du texte, elles se superposent parfois de manie`re inextricable. Or, si le protagoniste est pris dans la complexe texture des divers sens du mot re´fe´rent et d’autres mots ou e´le´ments se´mantiques mystificateurs, le jeu de va-et-vient entre les diffe´rents sens
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du texte mettent constamment le lecteur en garde. Comme le chiffre 209 (par son arbitraire–place et quantite´), la deuxie`me de´finition de « re´fe´rent », imaginaire, qui pre´domine au de´but, attire l’attention du lecteur sur le fonctionnement du texte. En effet, Victor est pre´sente´ dans un contexte a` la fois re´el et reˆve´ ou` le conditionnel joue un roˆle cle´: « En rentrant de la gare, il irait … » (13–14). De meˆme, l’action ultime, la tuerie, e´tant au conditionnel, elle n’a pas encore eu lieu lorsque l’on referme le livre: et quand la porte de l’ascenseur s’ouvrirait il crierait pour attirer les employe´s dans le couloir, il re´citerait de sa voix forte: Ce que je pense m’a longtemps semble´ indiffe´rent. Nous vivons dans un monde difficile, incertain et inquiet. Apre`s ce que nous avons fait, nous ne me´ritons plus rien. (131–132) Cette action fatale pourrait donc ne pas avoir lieu: soit qu’elle est arreˆte´e par un « clinamen » comme le texte le sugge´rait de´ja` quelques pages avant la fin: « A tout moment, se disait-il, lui aussi pouvait eˆtre repris, tomber amoureux par exemple » (131); soit cette tuerie est « simplement » l’expression d’un fantasme. Ainsi encore, la toute dernie`re unite´ est une citation explicite entre guillemets (contrastant avec la premie`re partie de la premie`re unite´ sans guillemets) mais dont on ignore la source: « L’homme n’est qu’un supple´ment ne´gligeable dans cet Eden dont il aspire a` sortir. » (l33) Cette dernie`re phrase a` son tour peut se lire comme e´tant une conclusion anti-capitaliste ou` l’Eden peut eˆtre compris comme le « paradis » ne´o-libe´ral ou` l’homme e´tant conside´re´ comme un simple supple´ment, il de´sirerait en sortir. Cependant le ludisme mis en sce`ne par une se´rie de techniques comme les jeux nume´rologiques, l’intertextualite´, le jeu avec le mot/concept « re´fe´rent », et les guillemets, met donc en doute la « chronique d’un massacre annonce´ » de´jouant ou au moins relativisant aussi son caracte`re tragique sans pourtant le nier. C’est ainsi que cette fiction d’affaires e´vite de se transformer simplement en fiction anti-affaires en devenant une anti-fiction d’affaires.
L’Argent, l’urgence de Louise Desbrusses Quel genre? Bien que dans un style tre`s diffe´rent, le premier livre de Desbrusses, L’Argent, l’urgence, publie´ en janvier Desbrusses (2006), est une fiction d’affaires tout aussi expe´rimentale.16 Cependant, voici comment l’e´diteur pre´sente « l’histoire »: Ce premier roman raconte l’histoire d’une femme qui accepte d’inte´grer une grande entreprise pour sortir son couple de la pre´carite´. Ses revenus ne suffisent pas. Son compagnon e´choue a` trouver un emploi. C’est tre`s bien paye´. Que faire d’autre que d’assurer la se´curite´? Elle n’a pas le choix, croitelle. L’argent, l’urgence …
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Desbrusses a publie´ un deuxie`me texte depuis, mais aucunement lie´ a` la fiction d’affaires.
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On voit donc comment ce livre peut appartenir au sous-genre « fiction d’affaires ». Mais le logo « roman » qui aujourd’hui fait vendre plus que tout autre, ne rend pas justice a` ce texte poe´tique. En fait, plutoˆt qu’a` un genre, L’Argent, l’urgence, appartient a` ce qui est devenu une « tradition d’avant-garde » depuis Flaubert jusqu’a` la troisie`me vague de l’e´cole de Minuit et certains livres publie´s chez quelques autres e´diteurs (comme P.O.L). D’un coˆte´, L’Argent, l’urgence se construit bien a` partir de ces textes avant-gardistes. Mais d’un autre coˆte´, ce livre, comme chacun de ces textes d’avant-garde d’ailleurs, est aussi bien unique en son genre. C’est d’ailleurs ce que l’auteure revendique partout dans son texte pour sa narratrice/protagoniste: il s’agit d’extraire « une pie`ce unique » (147) de la gangue des lieux communs. Toutefois, de tels propos pourraient faire croire que cette œuvre est alors le simple re´sultat inverse du travail enchaıˆne´ et contraignant qu’elle fustige dans son texte. Dans cette perspective, L’Argent, l’urgence serait alors l’œuvre d’un ge´nie entoure´e de l’aura de la pie`ce unique a` opposer a` la reproduction me´canique de la « pie`ce a` ame´liorer » (30), comme les romans « industriels » sulitze´riens, serait un (bon) exemple. La pie`ce unique qu’est ce texte, en de´pit des apparences (du contenu–contre le travail industriel–et de la forme–dont la syntaxe donne l’impression de pense´es rapidement transcrites), insiste sur l’importance du travail.17 Il est vrai que c’est un travail particulier qu’elle « chante » et aux de´pens d’un travail socie´tal d’ailleurs parfois pre´sente´ de manie`re un peu caricaturale. Une lecture trop rapide dans un contexte spe´cifiquement contemporain et franc¸ais risque d’y voir un hymne a` l’anti-capitalisme et a` l’anti-mondialisation. Bien que je soupc¸onne l’auteure d’avoir des sympathies pour la gauche, graˆce une e´criture tre`s subtile, elle a re´ussi a` e´viter d’e´crire un roman a` the`se. D’abord, elle ne mentionne aucun de ces concepts ou de´bats. Ensuite, elle a profite´ de l’ambivalence du terme meˆme de socie´te´ en franc¸ais qui fait re´fe´rence tant a` une entreprise, utilise´ dans les affaires, qu’a` une communaute´, utilise´ en sociologie par exemple. De`s lors la de´nonciation de la vie de bureau faite dans ce texte peut renvoyer tant a` la socie´te´ au sens capitaliste qu’a` la socie´te´ dans un sens plus ge´ne´ral. Dans ce deuxie`me cas, le choix de ce mot renvoie a` la socie´te´ franc¸aise particulie`rement bureaucratique, et a` l’alie´nation du travail collectif impersonnel et non-cre´atif.18 L’Argent l’urgence est donc d’abord un texte poe´tique rigoureusement construit. En utilisant le travail en entreprise comme repoussoir, la narratrice, en de´pit d’un certain romantisme ici et la`, montre a` quel point cre´er, faire de la poe´sie, est un travail exigeant. Ce qui est raconte´ dans ce texte, c’est le travail (au sens plein du mot) de la poe´sie: tourments, mise au monde, et ensemble des activite´s humaines coordonne´es en vue de produire quelque chose (Petit Robert). Ce travail est mis en e´vidence par l’insistance sur l’e´nergie qu’il faut pour re´sister aux lieux communs (lieux de langage, mais aussi lieux de travail et lieux de consommation). Le travail 17 L’Argent, l’urgence doit aussi eˆtre replace´ dans un contexte social et litte´raire typiquement franc¸ais avec les grandes manifestations de 1995 et de 2005 et ou`, entre autres, furent publie´s des textes comme Bonjour Paresse de Corinne Maier (2005). 18 On sait que jusqu’a` tout re´cemment la France ne favorisait pas particulie`rement les startups dans lesquelles les « employe´s » se plaignent rarement de s’ennuyer puisque justement ils cre´ent des produits uniques qu’il s’agit e´videmment de commercialiser ensuite.
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est aussi mis en exergue par la pre´sence primordiale dans le texte d’un lieu de travail particulier–l’atelier, lieu artisanal oppose´ au bureau, lieu industriel pre´sente´ comme impersonnel de la socie´te´ dans laquelle elle travaille « a` la chaıˆne », enchaıˆne´e. Enfin le travail est pre´sente´ encore par la mise en sce`ne de la dure discipline de la cre´ation pour mettre en œuvre une subtile et complexe mise en jeu des re`gles et techniques artistiques. Cependant, l’opposition atelier/bureau avec ses corollaires (artisanat/industrie, individu/collectif, solitude ne´cessaire de la cre´ation/collaboration perc¸ue comme impose´e du travail en socie´te´, etc.) n’est pas re´solue simplement en faveur de l’un ou l’autre poˆle. Ce texte est donc en fait un hymne au « travailbien-fait », au travail poe´tique plus proche du travail des oulipiens que de celui des re´alistes romantiques populaires de gauche ou de droite. Parmi les nombreuses techniques poe´tiques (comme la structuration du texte en « strophe », l’ellipse litotique, la parenthe`se dialogique, et le « voussoiement »), j’ai choisi de traiter ici de la re´pe´tition cre´ative et de la de´construction des lieux communs–linguistiques et litte´raires, et spe´cifiquement du personnage. Re´pe´tition cre´ative Le texte re´pe`te en effet les meˆmes mots, meˆmes syntagmes, meˆmes phrases, meˆmes interrogations, et meˆmes doutes jusqu’a` la fin. Ainsi, les re´pe´titions sont annonce´es de`s le de´part: « Une place. Laquelle? Toutes pareilles » (9, premie`re page), pre´sentant le « lieu commun » au double sens du mot comme l’un des topoı¨ central du texte: la gare, le train(-train) quotidien et la convention « vous en eˆtes (reste´e) a` ce que l’on vous a appris (a` ce qui se fait) » (10). Toutefois, la re´pe´tition est ici utilise´e savamment. Elle renvoie tant a` l’un des the`mes du texte (la routine, annonce´e par « le sens de la marche du train (-train quotidien) » au travail, (9) qu’a` son contraire, la poe´sie. L’œuvre poe´tique, tout au moins telle qu’elle est conc¸ue et construite ici, est base´e sur la re´pe´tition de certains de ses constituants (rythmes, rimes, refrains, leitmotives, etc.) mais c’est dans le but de briser cette routine et ainsi de cre´er l’e´merveillement textuel, « l’e´clat noir » de la deuxie`me partie du texte. Cette re´pe´tition est aussi exprime´e a` un macro-niveau a` travers la division du texte. Celui-ci est divise´ en treize parties non nume´rote´es, se´pare´es uniquement par le blanc traditionnel qui se´pare les chapitres en haut de la premie`re page et/ou en bas de la dernie`re. Chaque partie est elle-meˆme subdivise´e en trois sous-parties, sauf la dernie`re, la treizie`me. Notons qu’aucune de ces sous-parties ne contient de paragraphes, ce qui renforce visuellement et poe´tiquement l’unite´ de chacune d’elles. Ces macro-unite´s amples, e´gales, et re´gulie`res, contrastent avec les unite´s du micro-niveau, les phrases, courtes, saccade´es, et irre´gulie`res. Conse´quemment, si l’angoisse de´coulant du micro-niveau, apparente aussi de par le contenu, est d’une part renforce´e par cette forme saccade´e, elle est d’autre part tempe´re´e par le macroniveau repre´sentant la se´re´nite´ de l’œuvre poe´tique (in)finie. Ce jeu avec les divisions rigoureuses, quasi mathe´matiques,19 vont jusqu’a` produire une œuvre 19 Si l’on divise 161 (pages) par treize (chapitres) on obtient une moyenne mathe´matique de 12,38 par chapitre. Le texte est donc presque un cube parfait ou` chacun des treize chapitres serait fait de treize pages. La variation re´elle est en fait minimale, de dix a` treize pages par chapitre. Cependant, je soutiens
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poe´tique (in)finie, « work in progress », qui s’oppose a` l’ « œuvre » finie produite « a` la chaıˆne » dans son entreprise: En sortant du travail [du bureau], vous aurez l’esprit libre. Enfin. Car une fois partie: termine´. Avec l’atelier, rien n’e´tait jamais fini (18). Personnages originaux Le texte de´construit aussi un autre lieu commun du roman traditionnel: le personnage. Si les personnages de ce re´cit sont certainement anti-he´roı¨ques, ordinaires, banals, ils sont ne´anmoins pre´sente´s de manie`res non conventionnelles. Il y a d’abord la protagoniste, a` la fois « je et vous ». La technique du voussoiement a une histoire plutoˆt courte. En litte´rature franc¸aise, elle a e´te´ syste´matiquement utilise´e par Butor dans La Modification en 1958. Si certains e´le´ments indiquent que ce je-vous est une femme (« reste´e », de`s la p. 10), le vous s’adresse aussi au lecteur en ge´ne´ral. Ici encore la technique est double. D’une part, elle fait re´fe´rence au sujet-protagoniste-narratrice qui dialogue avec elle-meˆme. Mais le choix du « vous » au lieu du « tu », plus « naturel », plus spontane´, pour un eˆtre qui dialogue avec lui-meˆme, a deux implications litte´rairement inte´ressantes. D’une part, d’une manie`re « classique », le « vous » interpelle directement le lecteur/la lectrice sans permettre une identification. D’autre part, le « vous » e´tablit une distance critique aux multiples nuances (ironie, sarcasmes, …) vis-a`-vis du « je ». Cette technique renforce donc cette ide´e d’alie´nation mais aussi l’ide´e du sujet en doute. Elle renforce donc l’ide´e que la protagoniste-he´roı¨ne de cette bataille pour la cre´ation artistique et contre le travail entrepreneurial et socie´tal a besoin du doute pour cre´er. Les autres personnages du re´cit sont les colle`gues de la socie´te´, le vieil amant, et le nouvel amant. Pour les colle`gues, aucun n’a de nom propre. Une fois encore, cet anonymat refle`te la socie´te´ sans nom, S. A., dans laquelle ils travaillent. Ainsi le lieu meˆme est de´crit comme un « immeuble de verre a` nom de fleur (court) » (23). Cette socie´te´ produit des « objets » interchangeables, inutiles, gadgets, « a` ame´liorer » qui ne semblent exister que pour eˆtre vendus et achete´s. Ainsi « l’immeuble de verre a` nom de fleur (court) » et « l’homme-a`-e´lever » (11) deviennent « l’immeuble-a`e´lever » et « l’homme de verre a` nom de fleur (court) » (146). Ses colle`gues sont de´signe´s par des e´le´ments exte´rieurs a` leur vie intime comme « la dame qui signe » (34), « chemise rouge ou bleue » (35), ou « costume bien taille´ » (57). Un seul personnage dans cette socie´te´ a un nom qui semble plus « personnel ». Elle s’appelle Plume. Bien qu’e´tant un personnage secondaire (elle occupe tout au plus une page sur 161), Plume est importante car elle est e´videmment une remarquable allusion au fameux personnage de Michaux. Dans son recueil e´ponyme des « aventures » parfois cocasses ou rocambolesques, parfois surre´alistes d’un antihe´ros, le nom de Plume fait re´fe´rence a` la le´ge`rete´ d’un personnage sans e´paisseur ni volonte´ affirme´e, qui se laisse porter par les e´ve´nements mais dont le « noyau » (la conscience, l’inconscient, l’aˆme?) ne semble jamais atteint. Dans L’Argent, Footnote 19 continued que le fait que ce cube ne soit que presque parfait est aussi un calcul poe´tique, rendant l’œuvre artisanale, non-finie ou (in)finie.
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l’urgence, le fait de lui avoir donne´ un nom est un signe positif confirme´ par le fait que cette colle`gue est de´crite plus sympathiquement que les autres colle`gues. Mais, en donnant ce nom a` l’une de ses colle`gues qui accepte la routine, la narratrice montre a` quel point cet envahissement de « l’argent, l’urgence » a gagne´ du terrain … jusqu’a` l’inte´rieur. Meˆme Plume n’a pas pu re´sister. On comprend que Plume est e´videmment un deuxie`me double de la narratrice qui a entie`rement accepte´ le jeu « consommationnaire ». Le nom de Plume qui renvoie e´videmment aussi a` l’e´criture est ici donne´ a` un personnage qui a accepte´ d’eˆtre le scribe de la langue de la tribu, l’anti-poe`te(sse). L’envahissement a non seulement gagne´ tout le lieu commun de travail mais aussi le milieu intime. Ainsi l’amant n’a lui non plus pas de nom et est appele´ « l’homme-a`-e´lever » (11). Leur relation amoureuse est moribonde voire mortife`re. La rupture entre eux sera la seule solution a` une renaissance des sens. Pour elle, le sens de la vie ne peut renaıˆtre que par les sens et a` travers l’exploitation de la signification dans l’œuvre. Par contre, le nouvel amant, « Eclat noir » (premie`re mention avec majuscule, 106) a un nom quelque peu oxymoronique, et donc plus difficilement re´ductible a` un lieu commun. La rencontre (amoureuse) se fait par hasard a` un moment de´sespe´re´ au chapitre huit, c’est-a`-dire au de´but de la deuxie`me moitie´. Une lecture rapide pourrait faire croire (et l’auteure insiste sur notre faculte´ a` croire, 12) a` une re´solution romantique: l’alie´nation serait re´solue par l’amour. Mais si cette lecture n’est pas absente, elle est beaucoup plus complexe. D’abord, on admirera le courage d’une telle position car dans la tradition des œuvres d’avant-garde qui affirment le travail (celle de Vale´ry ou des oulipiens) face a` celles qui affirment plutoˆt l’inspiration (celle du Breton de Nadja par exemple), l’amour est rarement repre´sente´ et plus rarement encore positivement. Ainsi, le fait que l’auteure est une jeune femme d’une nouvelle ge´ne´ration qui n’a plus a` accepter les pre´juge´s sexistes pour s’affirmer est lisible dans tout ce texte, « fe´ministe » par bien des aspects. Cependant, le texte relativise le sens de cette rencontre romantique salvatrice. D’une part, l’auteure ironise: « Et l’amour? L’Amour le grand reˆve de tous? Votre amour pour l’homme-a`-e´lever. L’Amour pour un. L’Amour qui peut tout, avez- vous su (cru) quand vous l’avez rencontre´ apre`s tant de vie sans » (127). D’autre part, si « L’e´clat noir » (e´crit d’abord sans majuscule, 105), semble renvoyer aux yeux du nouvel amant et par la` e´voquer le coup de foudre au premier regard, il est pourtant vite pre´sente´ comme le « chemin » (110) plutoˆt que comme l’objet ou l’adjuvant de la queˆte. Dans une superbe mise en abıˆme, confirme´e par la dernie`re phrase, « Et dans votre main. Un e´clat noir. Qui palpite. » (170), l’ oxymoron renvoie alors autant a` l’encre sur la page blanche, c’est-a`-dire le texte poe´tique qui est devant « vous », lecteurs/lectrices, qu’ a` la beaute´/sensualite´ (des yeux/d’une main/du sexe?) de l’amoureux.
Conclusion On voit comment ces trois livres, tout en e´tant des fictions d’affaires de par le sujet qu’ils partagent avec de nombreux autres romans re´cents, sont aussi des textes qui
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s’inscrivent dans une tradition d’avant-garde. Comme beaucoup de fictions d’affaires dans la ligne´e de Ce´sar Birotteau et L’Argent, ils sont aussi des fictions qui critiquent certaines pratiques du monde de l’entreprise. Mais la critique de ces trois textes pourrait eˆtre plus productive dans la mesure ou` ils vont au-dela` de lieux communs et des repre´sentations binaires; conse´quemment, ils refle`tent une re´alite´ plus complexe. Ces trois livres appartiennent a` un groupe de textes litte´raires, nombreux en France quoi qu’on dise sur la mort de la litte´rature et/ou du roman en France, publie´s chez des e´diteurs exigeants, ou` le travail de l’e´criture est encore prioritaire, et qui se battent contre les bestsellers de plus en plus mondialise´s, parfois divertissants, mais ide´ologiquement et formellement ininte´ressants, qu’ils soient de gauche ou de droite.
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