CLAUDE GANDELMAN
LES <~DOODLES ~ D'I~CRIVAINS ET LEUR VALEUR POUR LA RECHERCHE LITTI~RAIRE
Dans les si~cles pass6s, de nombreux 6crivains ont fait r de dessinateur. On connait les dessins de Goethe 1 et de E.T.A. Hoffmann, z de Thackeray et de Lewis CarroU.3 En France, l'un des plus grands dessinateurs du Romantisme est certainernent Victor Hugo 4 qui a aussi 6t6 son plus grand 1 Plusieurs albums allemands pr6sentent les (~Handzeichnungen * de Goethe. Une b o n n e oeuvre critique concernant ces dessins est Goethe als Zeichner de Willi D r o s t (Potsdam, Akademische Verlagsgesellschaft Athen/iion, 1932). D e s reflections int6ressantes sur plusieurs dessins de G o e t h e sont contenues dans Goethe und Weimar de William S. Heckscher Dinstinguished Lecture Series, Published by the University of New Hampshire, June 1962. 2 Cf. Handzeichnungen E. T. A. Hoffmanns, In Faksimilelichtdruek n a c h den Originalen mit einer Eiuleitung: E. T. A. Hoffmann als Bildender Ktinstler. Hrsg. yon W. Stefen und H. v. Mfiller (Berlin, Propylfien Verlag, 1925). 8 Bien q u ' o n puisse voir les dessins de Thackeray -- q u i 6tait aussi l'iUustrateur de ses propres oeuvres -- dans la plupart des 6ditions commerciales de ses oeuvres compl6tes, peu de chose, ~t ma connaissance, a 6t6 6crit sur ses talents de dessinateur et sur la place de ses dessins dans l'iconographie du X I X e si~cle. E n ce qui concerne Lewis Carroll l'Sdition facsimil5 d u manuscrit des aventures d'Alice publi6e en 1886 m o n t r e ses dessins. U n e nouvelle 6dition augment6e, avec une introduction de M. G a r d n e r pr6sente les dessins au lecteur moderne (Dover Publications Inc., New York, 1965). L ' u n e des seules 6tudes sur les dessins de L. Carroll est eelle de Jos6 Pierre dans Opus international, 12e ann6e, 1968, no 75, pp. 150--61. 4 Cf. Victor Hugo Dessinateur, de Roger Cornaille et Georges Herscher, pr6face de GaStan Picon (Editions du Minotaure, Paris, 1963). Egalement Victor Hugo, dessinateur gdnial et hallucin~, de J. Delalande (Les 6ditions latines, Paris).
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porte. Baudelaire a produit une s6rie de croquis d e lui-m~me et des gens de son entourage. 5 Aft XXe ~si~clel 6.e ph~nom~ne de l a ~ doppette Begabung?~ cornme disent: les Allemands - s'est encore intensifi6. Que 1'on sortge un instant aux exemples de ~ double don ~) dans les mouvements d'avant-garde du d6but du si~cle, Cubisme, Futurisme, Constructivisme, Expressionnisme: Dans le premier des mouvements nomm6s, le nora de Max Jacob surgh imm6diatement h la m6moire puisque, h la lois peintre, des.sinateur et.,po&e, il fut, avec Apollinaire et Picasso, Fun des fondateurs de !'esth6tique cubiste. En: ce qui concerne le Futurisme, on est frapp6 par le fait que Marinetti 6tait dessinateur en m~me temps qu'6crivain~ que Balla, Prampolini, Boccioni, aujourd'hui surtout connus comme peintres,, ont 6crit des pi6ces futuristes. ~ Chez les Constructivistes russes, Maiakovski 6tait autant dessinateur que po&e - au moins h l'6poque de la lutte arm6e dans les d6buts de la r6volution - p u i s q u e il composa une tr~s belle s6rie d'affiches r6volutionnaires. 7 H61~ne Gouro, d u : m ~ m e mouvement russe, se disait ~ po6tesse-peintre >>; E1 Lissitsky composait des affiches off les roots remplagaient Souvent les formes et les couleurs. 8 Dans le mouvement expressionniste allemand et autrichien, -
Les dessins de Baudelaire sont reproduits dans Baudelaire, documents iconographiques, Commentaires de C. Pichois et F. Ruchon (Gen~ve, Cai!ler 1960)et 6galement dans le Baudelaire par lui-m~me de Pascal Pia,: coil. (~Ecrivains de Toujours ~ (Seuil); 6galement dans Charles Baudelaire, de Luc Decaunes, ~iPo6tes d'aujourd'hui ~ (Seghers). 6Pour le texte de ces pibces voir, par exemple, Futurist Performance de: Michael Kirby (Dutton Paperbacks, N.York 1971), pp. 232--321. Cf. l'album Plakaten der Russischen Revolution (Gerhardt Verlag, Berlin 1966). 8 CL El Lissitsky (VEB Verlag der Kunst, Dresden 1967). Pour des d6tails sur les caract6res synesth6tiques du Constructivisme russe voir Agn~s Sola, ~ Abstraction picturale et Formalisme russe ~, RLC, XIX~ 1975/1, pp. 28--59.
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les choses sont. encore plus remarquables. Kokoschka, K a n , dinsky et Barlach sont ~t la fois dramaturges et pontes. De fait, les pi&es de Kokoschka et de Barlach sont tout aussi admir6es que l'oeuvre dessin6e ou sculpt6e. On pense h Miirder, Hoffnung der Frauen, Hiob, pour le premier; ~t Der Findling, Der tote Tag, p o u r le second. Klee a fair oeuvre de po&e. ~ m6me si, darts son cas, la seconde (( Begabung )> 6tait surtout la musique. Meidner, G e o r g Grosz, surtout connus pour leur oeuvre de peintre et de dessinateur, 6crivent des po6mes. 1~ Une po&esse comme Else Lasker-Schiiler se voulait autant dessinatrice que po&e lyrique. 11 Darts le cas de Kandinsky, on peut m~me parler de synesth&ie car sa s&ie de gravures intitul6e Kliinge pr6tend arriver h l'6tat de musique, tandis que sa pi& e de th6~tre principale s'intitule Der #elbe Klang. I1 veut mettre en sc~ne les couleurs elles-m~mes! Dans le Dada~sme, qui &late alors que les mouvements cidessus s o n t d6jh mfirs, la limite entre art graphique et po6me est souvent real d6finie. Hans Arp, Kurt Schwitters jettent autant de mots sur leurs pages blanches et ~t la face de leur public, que de couleurs. Enfin, l e Surr6alisme ouvre ~t l'Inconscient toutes les voies qui lui conviennent pour acc6der ~t l'Expression, que ce soit le dessin automatique - ou l'6criture du m~me nom - les taches d'encre, les d&alcomanies, les collages. Dans ce mouvement, celui qui est peintre est aussi, dans la plupart des cas, ~t un moment o u un autre, p o & e . . , et l'on peut m~me dire que dans chaque pobme 6crit, l'image (que Aragon recom-
9 Cf. Lyrik desexpressionistischen Yahrzehnts (DTV 1962) pp. 194--5. Roman Jacobson analyse Fun de ses po~mes dans ses Ecrits. lOIbid., pp. 142, !87. 11 Cf. Else Lasker-Schi~ler, Gesammelte Werke in drei Bfinden (Koesel Verlag, Miinchen), qui pr6sente des dessins. Line exposition des dessins de la~po6tesse a &6 ~galement organis6e par le Mus6e d'Isra~l (cf. else lasker-sehaler : drawin#s, The Isra61 Museum, Jerusalem, December 1975. Cat. No 141).
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mande comme ((moyen d'intoxication)~) toute puissante, demande ~ quitter le plan verbal pour passer h celui du visuel. Un porte qui a pris ses racines dans le Surr6alisme, Henri Michaux, est un graphiste de g6nie - de la m~me mani~re que Jean Cocteau, qui a, dans une certaine mesure, pris ses racines dans le Cubisme, est un dessinateur de talent. Les Cahiers de Paul Val6ry sont pleins de croquis et d'aquarelles. Les peintures de D. H. Lawrence ont ~t6 expos6es dans les galeries londoniennes et un album de ses oeuvres picturales pourvu de textes critiques est paru il y a quelques ann6es. ~ En " Am6rique E. E. Cummings est un dessinateur de talent et ses dessins viennent d'etre publi6s et comment6s par une bonne revue litt6raire am6ricaine) 3 William Styron fait des peintures 6tranges qui m6riteraient d'etre 6tudi~es. En Europe, les remarquable dessins de Gfinther Grass ont parus dans l'un des num6ros r6cents de P r e u v e s . ~4 On pourrait continuer ainsi pendant des pages et des pages et 6tablir une liste beaucoup plus longue et mieux organis6e d'artistes (( doublement talentueux)). Mais tel n'est pas notre but. Ce dont nous voulons parler, c'est, avant tout, des (( graffitis))~5 ou des (~ griffonages >) d'~crivains, sujet quelque peu laiss6 de c6t6 par la Recherche. (( Griffoner)~ a toujours 6t6 une occupation secondaire des gens de plume. On connait les (( griffonnages r~ de Victor Hugo - qu'il faut distinguer des dessins tr~s travaiU6s, rehauss6s de lavis, d'aquarelles ou de gouaches, v6ritables oeuvres d'art. 1: Paintings ofD. H. Lawrence, edited by Mervin Levy (Cory, A d a m s a n d M a c k a y , L o n d o n 1964). la Cf. ~ The Massachusetts Review ~r, Spring 1975; (~E. E. C u m m i n g s as a n artist ~, by R. Tucker. (~N o t e s o n t h e Dial Collection ~, by D. Reutlinger; ~ Seventeen D r a w i n g s by e.e. c u m m i n g s ~>, pp. 329--356. 1~ ~ Preuves ~) h i r e r 1974--75, G. Grass: (~P h a n t a s m e s de la vie quotidienne ~, pp. 78--84. 15 T e r m e utilis6, h p r o p o s des ~ doodles ~ de Marcel Proust, p a r le ~ Bulletin d ' I n f o r m a t i o n s proustiennes ~, publi6 par l'Ecole N o r m a l e Sup~rieure, (presses de I'E. N. S., Paris),
Fig. 1. Voici, tout d'abord, quelques graffitis de Kafka
Fig. 2. Peter Flettner (F1/Stner?). Alphabet anthropomorphe. Environ 1534. Gravure sur bois de l'Albertina, Vienne. D'apr~s Andr6 Chastel, The Crisis of the Renaissance, 1520--1600, (Skira 1968), p. 41.
Fig. 3. ~ M o u v e m e n t s ~) -- dessins /t l'encre de T L S Feb. t974: 147.
Chine. D ' a p r 6 s
Fig. 4. (D6tail de la couverture de l'exposition Max Ernst h la Biblicth6que Nationale Paris, en Juin 1975.)
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Fig. 6. D6tail des figurines de Kafka.
Fig. 7
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Fig. 12
Fig. 13
Fig. 14. Reehtsanwalt Yaeoby und Gattin
Fig. 15. Ein treuer Knecht war Fridolin
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Fig. 16
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Chez Hugo, les griffonages aux contours trbs tremblot6s, en dent de scie, s'intitulent, par exemple: Tristitia rerum, Danse
de spectres, Dedans d'un arbre, Constellations Ddsespoir de la matidre, e t c . . . Ils sont regroup6s et analys6s dans le tr~s bel album de R. Cornaille et G. Herscher, Victor Hugo dessinateur Y Un autre 6crivain - et des plus illustres - qui avait l'habitude dec< gribouiUer >rdans ses marges est Erasme de Rotterdam. Un chercheur de tout premier plan, Erwin Panofsky, n'a pas d6daign6 de consacrer quelques lignes h ce qu'il appelle en employant le terme a n g l a i s - les <
> d'Erasme3 7 Les ~>qui nous occuperont ici sont ceux de Marcel Proust, de K a f k a et de Thomas Mann. Rien n'a 6t6 ~crit ~t l'exception d'articles par l'auteur de ces lignes 18 sur les productions graphiques des deux premiers et deux articles seulement ont 6t6 consacr6s aux dessins du troisi6me. Nous sommes donc stirs de faire oeuvre originale en portant ~t la connaissance des lecteurs du Neohelicon quelques-unes des productions graphiques de ces trois 6crivains qui forment un trio d'importance consid6rable dans les Lettres europ6ennes. Un probl~me se pose d'embl6e: lorsque l'on consid~re la marginalia des 6crivains, les dessins que l'on y trouve sont-ils tous des <>? Comment tracer la limite entre les cr6ations graphiques dans lesquelles l'intention esth&ique est, sinon absente, du moins mise en veilleuse, et les dessins qui ne sont pas des ~> c'est ~t dire qui manifestent avant tout la pr6sence d'une intention estMtique ? Dans le cas Cahiers de Val6ry, par exemple, on peut faire une distinction nette entre les <> et les dessins tr~s 16 Cf. note 4. 17 Erwin Panofsky, ~ Erasmus and the visual Arts ,, Journal of the C0urtauld and Warburg Institute, 1969, vol. 32, pp. 200--28. Cf. surtout p. 203--4. 18 cf. C. Gandelman r K a f k a as an Expressionist Draftsman ~>, Nethelicon, II 3--4, 1974 et, sur les dessins de Proust, ~ La cath6drale et ses succubes, l'esth&ique et les dessins de Marcel Proust * , d a n s Adam-A n international Review. (London, Dec., 1976)
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travaill~s, rehauss6s d'aquarelle ou d'encre de couleur (bateaux, cuirass6s, la chambre de l'6cfivain) qui rappellent Duly ou Derain. Chez un Victor Hugo, la fftche est beaucoup moins ais6e. Chez Proust, certains dessins ont 6t6 faits pour ~tre vus - au moins par une personne; c e sont ceux qui ont 6t6 trac6s dans les lettres envoy~es h Reynaldo Hahn et qui figurent dans l'6dition pr6sent~e par Philippe Kolb. 19 A ces dessins, nous opposons les v6fitables ((doodles)) de la marginalia des 62 Cahiers de Brouillons du fond Proust de la Biblioth6que Nafionale que nous avons d6j~t pr6sent6s au 8e Congr6s de la AILC h Budapest. Kafka, selon Gustave Janouch, se refusait h montrer ses productions graphiques qu'il qualifiait luim~me de ((doodles)))0 Quant h Thomas Mann, ses dessins juv6niles 6taient destin6s ~t ~tre regard~s uniquement p a s s e s fr~res et soeurs et ~t les faire fire: si intention il y a, c'est l'intention comique, non l'intention de cr6er du <>. Mais voyons de plus pros ce que c'est qu'un ((doodle>). Comme nous l'avons laiss6 entendre, les e graffitis >>ou e doodles >> sont des dessins automatiques ou semi-automatiques. Ce sont des figures que les personnes normales font dans leurs moments de distraction ou d'inattention lorsque - par exemple - ils parlent au t61~phone ou pr~tent distraitement l'oreille ~t un orateur qui ne les int6resse pas; lorsqu'une partie du moi conscient est engag6e ailleurs. Comme tels, ils ressemblent vaguement aux dessins des individus psychotiques. Selon Erns Kris, 21 l'une des seules personnes h s'~tre pench~e sur les (~ des non-psychotiques, la diff6renee principale entre <( graffitis >) et productions r~ellement psychopathologiques r6side dans leur fonction. Car si, chez les personnes normales, les graffitis 19Lettres d~ Reynaldo Hahn, (Gallimard, Paris 1956). 2o Cf. G. Janouch, * Conversations with Kafka ~), Encounter, August 1971, p. 16. 2a Cf. Psychoanalytical Explorations in Art (Schocken Books, New York 1974 -- Premi6re.ed. International Universities Press 1952).
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sont des productions r6ellement <~secondaires)), chez les individus psychotiques, ces dessins symboliques ont une fonction dynarnique et cathartique les aidant ~t se lib6rer de leurs conflits int6rieurs. Au contraire, dans le cas qui nous int6resse - le cas de l'6crivain - si le moi est engag6 ailleurs, l'ailleurs en question est l'0euvre artistique ~t naltre et qui halt sous la plume et les probl~rnes sp6cifiques qu'elle pose. Ainsi, nous croyons que lorque Kafka, Proust ou Mann dessinent leurs personnages, leur rnoi cr6ateur n'en est pas rnoins occup6 ~t la production de ces personnages sur un autre plan - le plan verbal. Nous pouvons donc d6finir trois approches que nous avons appliqudes ~ l'analyse des ~ doodles >). a) Celle qui traite des rapports de la figure dessin6e avec des personnages de l'oeuvre 6crite. Les personnages dessin6s se retrouvent parfois dans le monde verbal de Kafka, Proust et Th. Mann. b) Celle qui s'int6resse aux relations des productions dessin6es avec les arts visuels. Les griffonnages d'un 6crivain ne manifestent-ils pas que cet 6crivain a choisi des th~rnes ou un style appartenant ~ des rnouvements artistiques sp6cifiques, l'influence d'iconographies particuli~res? c) Celle qui s'int6resse ~t l'aspect ~ autornatique )) des ~ doodles ~>: en tant qu'ils sont autornatiques, les ~ griffonnages)) doivent nous r6v61er quelque chose des pulsions et des tendances psychiques de l'6crivain. Darts le pr6sent article, nous pr6senterons ensemble - et non s6par6rnent, comrne nous l'avons fait dans nos articles d6jh parus ou ~t paraitre - les ~ doodles )) de Kafka, de Proust et de Thomas Mann. Dans notre article du Neohelicon I I / 3 - 4 (voir note 18 cidessus), nous les avions intitul6s: ~ Six black figurines)). Nous nous contenterons de rappeler bri~vernent nos conclusions: 6*
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1. Ces graffitis sont des repr6sentations de <), de cette lettre <~K ~), qui, en rant qu'initiale du < a pour Kafka un attrait fascinant et un sens fatidique.
2. Du point de vue de leurs relations avec l'iconographie, les.lettres anthropomorphes de Kafka sont h ins6rer entre celles fabriqu6s par le Mani6risme du XVIe si~cle, pr6sent6es dans les images ci-dessous: et les signes tr~s d6-iconis6s mais sugg6rant tout de m~me des lettres ou des calligraphies extrSme-orientales d'un Henri Michaud ou d'un Max Ernst: Comme Klee, Kafka a suivi une voie m6diane dans laquelle les signes gardent une certaine proximit6 avec leurs r6f6rants. Les signes de Klee et de Kafka sont moins d6-iconis6s que ceux de Michaud et de Ernst. De fait, les dessins de Kafka s'apparentent aux dessins faits par Klee pour illustrer le Candide de Voltaire en 1911, pour le compte de Kurt Wolff (il convient de noter que Klee et Kafka ont travaill6, presque en m~me temps pour le m~me 6diteur; cependant rien n'indique qu'ils aient connu leurs ~euvres respectives). Le Candide d6finitif paraitra en 1920, quatre ans avant la mort de Kafka. On peut voir, d'apr6s les deux dessins suivant l'6tonnante ressemblance qui existe entre le duelliste de Klee et celui de Kafka: Les gestes anguleux des figurines de K a f k a - comme celle du dessin de Klee - sont les gestes-m~mes des cr6atures de l'Expressionisme - des Heckel, Pechstein, Beckmann, Kirchner, e t c . . . En outre, cette abondance de gestes et de mouvement que l'on trouve dans les ~>qui caractdrise son oeuvre, 6crite comme dessin6e (nous verrons, au contraire, que les graffitis de Proust montrent des personnages fig6s et statiques). Autre constatation int6ressante: il est frappant le noter que l'Qeuvre de Kafka et de Klee montre un tel parall61isme: Klee
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est le peintre du XXe si~cle qui a tent6 le premier de repr6senter le monde en rant que ~ signe~), tandis que K a f k a est sans doute le premier 6crivain dont les textes litt6raires sont les ~ signes)) tr~s stylis6s d'une r6alit6 ext6rieure complexe. Dans le cas de K a f k a , on peut extrapoler de ses oeuvres graphiques vers ses textes et maintenir qu'il pratique dans celles-1/t une ~ d6-iconisation ~ correspondant sur le plan verbal/t une certaine ~ d6-s6mantisation ~. Si Jean Cassou a pu dire que, dans la peinture moderne, ~l'objet a 6t6 tu6 par ses signes >~ - et Klee aurait 6t6 une 6tappe interm6diaire vers cette destruction, vers 1~ ~ d6-iconisation totale ~ - on peut dire que, dans les histoires de Kafka, la ~ fabula ~> est en passe d'etre ~ tu6e par ses signes ~. La d6s6mantisation finale se produira avec le Finnegans Wake, de Joyce, puis avec le Nouveau Roman. 3. Enfin, nous avions abord6 la question du ~ background)) culturel kafkaien: ne faut-il pas voir sur K a f k a l'influence du contexte culturel - sinon th6ologique - juif? N o t a m m e n t , l'influence de la th6orie cabalistique juive selon laquelle Dieu aurait cr66 le monde - d a r t s le sens le plus litt6ral possible au moyen des 22 lettres de l'alphabet h6breu. Si le Dieu chr6fien d6clare ~tre 1'(~alpha et l'omega )), il s'agit d'une m6taphore. Au contraire, pour les cabalistes, la forme visuelle du ~ logos)), la forme des lettres, est v6ritablement la forme du monde. N ' e s t - c e pas ~t cette th6orie que renvoient les hommes-lettres de K a f k a ? Voici maintenant quelques ~( doodles )) de Proust. Certains correspondent h des personnages qui apparaissent dans l a Recherche du Temps perdu. Voici, par exemple, un portrait qui est certainement celui de La Berma (figure qui, elle-m~me, est largement inspir6e de la r6elle Sarah Bernhardt), puisque le texte qui englobe le ~ doodle ~ traite de l'art-de l ' a c t e u r et de la ~(premi6re ~> de Phddre d6crite dans les Jeunes filles en fleur (P16iade I, 4 4 8 - 9 ) : D'autres dessins pr6sentent des cr6atures maigres, filiformes,
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l'accoutrement f6minin, dont les mains sont press6s sur le sexe: Les deux figures pr6c6dentes font beaucoup pense r ~ certains ~tres grotesque de F61icien Rops, notamment ~t cette femmeoiseau qui illustre la gravure Un document sur l'impuissance d'aimer. Toutes sont des symboles de l'angoisse devant le sexe (el. la position des mains) et peut-~tre de la peur de la castration dont on trouve 6galement des traces verbales dans la Recherche du Temps Perdu. Enfin, le th6me de l'homosexualit6 est souvent pr6sent. Par exemple, dans le dessin No 11, repr6sentant un homme qui en <) un autre (il porte des moustaches en croc, ~t la Charlus): ou bien dans le No 12 o3 deux hommes (dont l'un porte un calot de groom d'h6tel et l'autre a, une fois encore, des moustaches en croc) sembles se faire des attouchements: En ce qui concerne l'influence de l'iconographie, notons les rapports entre le dessin No. 13 de Proust, figurant dans les Lettres d Reynaldo Hahn, et le dessin pr6c6dent du <> d'un homme par un autre. Ici, le <> ou, plut6t, la p6n6tration, est faite par le bec d'un oiseau trbs stylis6 situ6 dans le coin gauche de l'image. Selon Proust, ce serait un pastiche dessin6 de la L~da et le cygne de Gustave Moreau. Cependant, tous ceux qui connaissent le tableau de Moreau ~2 peuvent constater que le dessin de Proust n'a rien ~t voir avec ce dernier - assez proche de la repr6sentation renaissance du th6me et peu diff6rent du motif peint par Vinci. De fait, le module dont Proust s'est servf est celui de la p6n&ration de la tate du Christ par la colombe du Saint-Esprit telle qu'eUe est repr6sent6e dans l'iconographie chr6tienne m6di6vale. Un dessin de Proust des lettres ~t Reynaldo Hahn prouve ceci: c'est une copie des Sept dons du Saint-Esprit darts la cath6drale du Mans, repr6sentant sept colombes dont l'une 22 Au mus~e Gustave Moreau, Paris, mais reproduit dans Gustave Moreau, de J. Paladilhe et Jos6 Pierre (Praeger, N.York/Washington 1972) fig. 12.
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entre de son bec dans le crane de J6sus, faite d'apr~s le livre d'Emile Male sur l'art religieux du XIIIe si~cle. 23 Ainsi, pour Marcel Proust, l'homosexualit6 est une <). Et il est vrai que, dans La Recherche, s'il n'a 6t6 l'initiateur sexuel du narrateur, Swann a &6 son initiateur en mati~re d'art et de culture. En outre, le narrateur de La Recherche s'identifie souvent ~t une Leda puisqu'il d6crit son Albertine comme un cygne qui serait, en quelque sorte, descendu de son tableau pour se lover dans son lit: <) (La Prisonni~re, III, 79) - la i~artenaire sexueUe d'Albertine imagin6e par la jalousie du narrateur est d~crite comme une L6da darts La Fugitive (III, 528). L'homosexualit6 est donc rue comme une <>,quasi-mythologique, par le <~cygne>>. Mais une autre signification est pr6sente: en vertu de son ambiguit6 s6mantique, le phoneme <> (la desceme du Saint-Esprit sur le Christ est bien l'apposifion d'un <>). I1 est inconcevable qu'un manipulateur de langage du calibre de Proust n'ai pas 6t6 conscient de cette ambiguit6: S'il en est bien ainsi, l'homosexualit6 est vue comme une < de Proust h l'iconographie de la D6cadence. Ses cr6atures filiformes, aux mains pressges sur le sexe illustrent parfaitemerit ses th6ories solipsistes sur l'amour, telles qu'elles sont exprim6es, par exemple, dans les Jeunesfilles enfleur, (I, 601) 23 L'art religieux du X I I I e si~ele, (A. Colin, Paris, 1902) p. 99. Sur la question des copies de dessins faites par Proust d'apr6s E. Mille, voir ~ La dette de Marcel Proust envers E. Mille }>, de Jean Autret, Gazette des Beaux-Arts, S6rie 6, N o 51, 195"8. Egalement <~Proust a n d Giotto }~ de J. T. J o h n s o n jr., dans Marcel Proust, A critical P a n o r a m a (Univ. of Ill. Press, U r b a n a 1973).
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off l'amour pour l'autre est drcrit comme un rayon 6mis par l'amoureux et qui retourne vers lui aprrs s'~tre bris6 sans pouvoir p6nrtrer sur la surface opaque prrsent6e par l'&re aim& En outre, ce qui marque l'appartenance de Proust au mouvement drcadent c'est aussi la juxtaposition et la coexistence, dans ses dessins, de thrmes sexuels et parfois obsc~nes, ~t des images firres de l'iconographie chr6tienne. C'est une mSme juxtaposition que nous trouvons chez Rops, chez Beardsley, mais aussi, sur le plan littrraire, chez Huysmans ou P61adan. Ce c6t4 <> de Proust a 4t6 quelque peu laiss4 de c6t6 par la critique. Si les <~doodles>> de Kafka font ressortir la <(gestualitr>> de son oeuvre 4crite, au contraire, les dessins de Proust montrent u n univers non-gestuel, fig6 et crisp6, l'univers de la grimace universelle dans les salons de la socirt6 bourgeoise. Enfin, voici quelques dessins de Thomas Mann, composrs pour un album de jeunesse Das Bilderbuch fi~r artige Kinder (titre ironique) et reproduit par Viktor Mann dans Wit" waren finny za Ces dessins avaient 4t6 originellement composrs par l'rcrivain, alors qu'il avait 17 ou 18 ans, dans l'intention d'amuser ses frrres et soeurs plus jeunes, mais ils ne manquent pas de nous apprendre beaucoup sur l'rcrivain et sur l'homme mfir. On notera, tout d'abord', la ressemblance de certains personnages ~t des personnages qui apparaissent dans les nouvelles de Mann. C'est le cas pour les couples des dessins 14 et 15 qui 6voquent, l'un, les protagonistes de la nouvelle Luisehen qui portent le m~me nora, l'autre, la d6daigneuse Madame de Rinnlingen et son amoureux, le petit bossu Friedemann dans Der kleine Herr Friedemann. Du point de vue des influences iconographiques, ces deux premiers dessins sugg~rent le style du Simplieissimus (dont Thomas Mann fit partie quelques temps plus tard). Cela est ~4V. Mann,
Wir waren f i i n f (Sfidverlag, Konstanz 1949), p. 61.
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particulibrement vrai du N o 15 dessin qui fait penser ~ T. T. Heine. 25 Mais le plus int6ressant des ~ doodles>> est certainement ~>, vdritable arch&ype dessin6 que M a n n a port6 en lui toute sa vie puisqu'il apparait, sous sa f o r m e verbale, ~t l'gge mfir de l'6crivain, dans le Zauberberg, et d a n s sa vieillesse, dans le Doktor Faustus. 26 Ce sketch exhale u n p r o f o n d pessimisme: la <> de T h o m a s M a n n n'6tait certainement pas celle d e R o u s s e a u ou de l'Aufkldrung: Quoi qu'il en soit, l'ensemble des dessins montre la tendance: p r o f o n d e de l'6crivain vers le grotesque et sa m6fiance envers le beau classique e harmonieux >>,<>, pr6n6 par les S t e p h a n George et les Hofmannsthal.
N o u s croyons avoir montr6, de mani~re convaincante, l'int6r~t que les < des grands 6crivains pr6sentent p o u r la recherche litt6raire. Ils permettent presque toujours d e d6couvrir des tendances enth6tiques et artistiques qui sont souvent moins apparente dans les textes. Ils se pr~tent parfois, avec un certain succ~s, ~t l'interpr6tation psychologique. Enfin, ils nous renseignent sur un ph6nom~ne qui concerne le processus crfateur: ils m o n t r e n t que, chez b e a u c o u p d'6crivains, m~me sans a u c u n talent de dessinateur, un processus synesth&ique est ~t l'eeuvre. Ici, on pense au livre de Koestler c o n c e r n a n t le processus cr6ateur chez les scientifiques et 6crivant:
2~L'influence du style du Simplieissimus sur les <~doodles ~>de T. Mann est notre par 0E. Scheyer dans son article ~ Ober Th. Manns Verhgltnis zur Karikatur und bildender Kunst ~>, dans Betraehtungen und Ueberblieke im Werk Thomas Mann (Berlin/Weimar 1966) Fun des deux seuls, anteurs ayant 6crit snr les dessins de Thomas Mann; le second 6tant H. E. Jacobs, darts la New York Times Book Review du 11. 6. 1950. 2~ Ceci a 6t~ d6couvert par Ernst Scheyer, dans l'article pr6c6demment. cit6.
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CLAUDE GANDELMAN
t~... the majority of scientists who have bothered to describe their working methods were visualizers, who seem to have shared Woodworth's opinion: 'often we have to get away from speech in order to think clearly' ~. I1 semble que, chez les 6crivains aussi, avant d'aboutir ~ leur verbalisation d6finitive, tel personnage ou telle id6e doivent passer par l'&appe interm6diaire d'un ~ doodle~ griffonn~ dans la marginalia de l'oeuvre 6crite.
L'auteur tient h remercier la Commission for Basic Research de l'Acad6mie des Sciences d'Isra~i, dont une bourse a permis la r6alisation de ce projet. I1 tient 6galement h exprimer ses remerciements ~t Madame Suzy Mante-Proust, Madame Katia Mann, les 6ditions Schocken de New York, la Fondation Paul Klee du Mus6e de Berne, pour leur aimable autorisation de reproduire les dessins inclus dans l'article.