UNE NOTE DE MAX WEBER SUR LES DANSEUSES INDIENNES Arts du corps, savoir lettré, charisme héréditaire Isabelle KALINOWSKI* RÉSUMÉ : La longue note consacrée par Max Weber aux danseuses traditionnelles indiennes dans son étude sur la sociologie religieuse de l’inde, Hindouisme et bouddhisme, est commentée ici à partir d’une comparaison avec une des premières études allemandes évoquant la danse de l’Inde, L’Histoire universelle de la danse de Curt Sachs. Trois thématiques sont abordées : le rapport entre arts du corps et savoir lettré ; la spécificité des arts sacrés, en l’occurrence des arts magiques et des formes qui leur correspondent, ainsi que des modes d’apprentissage qui assurent leur transmission (entendue comme un « charisme héréditaire ») ; la vision des femmes et la notion du pur et de l’impur. MOTS-CLÉS : danse, arts traditionnels, charisme, Inde, Max Weber. ABSTRACT : The long note which Max Weber devotes to traditional Indian dancers in his study on the sociology of religions in India, Hinduism and Buddhism, is commented upon here through a comparison with one of the first German studies which deals with dance in India, The World history of the dance by Curt Sachs. Three themes are discussed : the relationship between the arts of the body and scholarly knowledge ; the specificity of sacred arts, in this case the magical arts and the forms which correspond to them, such as the modes of apprenticeship which assure their transmission (understood as a « hereditary charisma ») ; the vision of women and the notion of the pure and the impure. KEYWORDS : dance, traditional arts, charism, India, Max Weber. * Isabelle Kalinowski, née en 1969, est germaniste, sociologue et traductrice. Chercheur au CNRS, au laboratoire « Transferts culturels » (ENS, Paris), elle travaille sur la sociologie des religions de Max Weber et ses prolongements relatifs aux arts et aux sciences. Elle a notamment publié les Leçons wébériennes sur la science et la propagande (Paris, Agone, 2005) et une nouvelle traduction de la Sociologie de la religion de Max Weber (Paris, Flammarion, 2006). Adresse : École normale supérieure, laboratoire « Transferts culturels » (CNRS, UMR 8547), 45, rue d’Ulm, F-75005 Paris. Courrier électronique :
[email protected] Revue de synthèse : tome 129, 6e série, n° 2, 2008, p. 261-284.
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DOI : 10.1007/s11873-008-0041-8
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ZUSAMMENFASSUNG : Die lange Fußnote, die Max Weber in seiner Studie über die Religion Indiens (Hinduismus und Buddhismus) den traditionellen indischen Tänzerinnen gewidmet hat, wird hier kommentiert. Ausgangspunkt ist der Vergleich mit einer der ersten deutschen Studien zum Tanz, die Indien auch erwähnt, der Weltgeschichte des Tanzes von Curt Sachs. Drei Themenkreise werden angesprochen : das Verhältnis zwischen Körpertechnik und literarischem Wissen ; das Spezifische der sakralen Künste, insbesondere der magischen Künste und der Aneignungsformen ihrer Übermittlung (oft als « Erbcharisma » verstanden) ; schließlich das entsprechende Frauenbild sowie die Begriffe des Reinen und Unreinen. STICHWÖRTER : Tanz, traditionelle Künste, Charisma, Indien, Max Weber.
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ans son étude sur la sociologie religieuse de l’Inde, Hindouisme et bouddhisme (1916-1917), Max Weber consacre une longue note à la danse traditionnelle indienne : « Les danseuses indiennes, les devadasi (balladeiras en portugais, d’où le français “bayadères”) de l’époque médiévale, sont les héritières des hiérodules et de la prostitution hiératique – homéopathique, mimique ou apotropaïque – organisée par les prêtres dans les cultes à la Sakti et dans les temples (et de la prostitution liée aux marchands itinérants, qui se rattache partout à la précédente). Elles sont aujourd’hui encore associées de façon privilégiée au culte de Shiva. Elles devaient remplir leur service au temple en chantant et en dansant et, pour être en mesure de le faire, elles devaient savoir écrire – c’étaient les seules femmes dans ce cas en Inde jusqu’à une date très récente. Elles sont aujourd’hui encore indispensables dans beaucoup de fêtes de temples, mais aussi – comme à l’époque grecque classique – dans toutes les sociabilités distinguées ; elles formaient et forment encore des castes particulières dotées de leur propre dharma et d’un droit spécifique des héritages et des adoptions ; elles sont admises à partager la table d’hommes de toutes les castes, à la différence des femmes respectables, qui en sont exclues, selon une règle antique universelle, et pour lesquelles la connaissance de l’écriture et des textes était considérée et est encore en partie considérée comme infamante, parce qu’elle fait partie du dharma des prostituées des temples. L’affectation des filles à un temple faisait l’objet d’un vœu ou d’une obligation générale de la secte (c’était le cas dans beaucoup de sectes de Shiva) ; elle pouvait aussi, dans certains cas, être une obligation de caste (par exemple dans une caste de tisserands d’une localité de la province de Madras), même si, pour l’essentiel, cette pratique passe aujourd’hui pour déshonorante, du moins en Inde du Sud. Les filles étaient parfois enrôlées ou enlevées. Les dasi communes, à la différence des devadasi, étaient des prostituées itinérantes de basse caste, qui n’étaient pas attachées au service d’un temple. La frontière qui les séparait des hétaïres de la dramaturgie classique (Vasantasena), finement cultivées, du type d’Aspasie, était évidemment plus ou moins fluctuante, comme partout. Cette dernière catégorie appartenait, comme les élèves et les propagandistes féminines des philosophes et du Bouddha, finement cultivées et parfaitement intégrées dans la société (à la façon des Pythagoriciennes), à l’ancienne culture intellectuelle distinguée de l’époque prébouddhique et des premiers temps du bouddhisme, et elle disparut avec le règne des moines-gourous1. »
Avant d’entrer dans le vif des questions soulevées par la note de Weber, on peut se demander comment il est possible qu’elle ait vu le jour. L’existence même d’un texte sur les danses traditionnelles de l’Inde dans l’Allemagne des années 1910 était loin d’aller de soi. Comment Weber en vint-il à s’intéresser à cette forme d’art ? C’est le premier point qui sera traité ici, à partir d’une comparaison avec l’une des plus anciennes études savantes allemandes évoquant la danse de l’Inde, L’Histoire universelle de la danse de Curt Sachs, de vingt ans postérieure au texte de Weber.
1. WEBER, 2003, p. 270.
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LES ARTS TRADITIONNELS REGARDÉS COMME DES ARTS
« Impersonnalité » des danses d’Asie Dans son ouvrage de 1933, le musicologue Curt Sachs2 suggère qu’il a personnellement assisté à une représentation de danse indienne : « Le geste que le manuel d’enseignement arrache pour ainsi dire à son contexte et qui dès lors nous semble vide, atone, figé et même absurde, peut, dans le flux de la création artistique et dans le déroulement organique des attitudes et des mouvements, devenir logique, expressif et d’une vérité poignante. C’est là une expérience que fera même aujourd’hui, à une époque d’extrême décadence, tout spectateur qui observe un bon danseur indien3. »
On peut déduire de cette brève indication que l’auteur avait effectivement vu un récital de danse indienne mais que ce spectacle ne concernait pas les danses dont il traite plus particulièrement dans son ouvrage de 1933, à savoir les danses féminines comme, notamment, le Bharata-natyam, la danse classique de l’Inde du Sud. Curt Sachs assista selon toute vraisemblance à une représentation de Kathak, danse d’Inde du Nord admettant la mixité. Dans son livre, il ne distingue pas les grandes catégories de danse classique indienne (Bharata-natyam, Kathakali, Mohini Attam, Kathak, Manipuri). Sa connaissance de ce type de danses était relativement restreinte, et se fondait notamment sur deux ouvrages de vulgarisation d’Ananda Coomaraswamy 4. Ces titres étaient parus postérieurement à Hindouisme et bouddhisme, mais Max Weber avait lui aussi lu une publication du même auteur5, et l’hypothèse d’une similitude de sources semble accréditée par le fait que Sachs aussi bien que Weber s’attardent sur le rapport entre le statut de la danseuse indienne et celui de la prostituée. Max Weber, lui, n’avait aucune connaissance visuelle directe de la danse indienne. Dans Hindouisme et bouddhisme, Weber caractérise tous les arts indiens comme des arts « traditionnels », régis par des codes et des techniques établis et reproduits de génération en génération. Cet aspect n’est pas expressément souligné dans la note sur la danse, mais il est sous-entendu, étant donné le contexte général de cette étude où l’accent est mis sur la stabilité du régime des castes, ainsi que des pratiques professionnelles ou artistiques associées à celles-ci. De son côté, Sachs insiste lui aussi sur le caractère « codifié » de la danse indienne, qui représente selon lui l’élément le plus déroutant pour un Européen : « Pour l’Européen, ce n’est pas chose aisée que de trouver un point de contact immédiat avec ce système. Nous y voyons nécessairement une absence de réalité, une rigidité conventionnelle désespérément éloignée de notre idéal de l’expression artistique libre et personnelle6. » 2. Curt Sachs (1881-1959), musicologue né à Berlin, devint en 1919 le directeur du musée des Instruments de musique de cette ville. En 1933, il s’exila à Paris, où il demeura quatre ans et travailla pour une firme de disques ; il quitta ensuite la France pour s’installer à New York où il s’établit jusqu’à sa mort en 1959. La Weltgeschichte des Tanzes (1933) fut traduite à New York dès 1937 (World history of the dance) et en France l’année suivante : ce fut un des premiers titres de la collection « L’espèce humaine » des éditions Gallimard. 3. SACHS, 1938, p. 120. 4. COOMARASWAMY, 1924 ; COOMARASWAMY et GOPALA, 1917. 5. COOMARASWAMY, 1909. 6. SACHS, 1938, p. 120.
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Pour Weber comme pour Sachs, cette vision est associée, au-delà de l’Inde, à l’ensemble des arts d’Asie, voire à « l’Asiatique » pris comme un type. Weber cite dans son étude un certain Percival Lowell, auteur d’un ouvrage intitulé The Soul of the Far East (Boston/New York, 1888), qui « voit dans “l’impersonnalité” le trait fondamental de la population d’Extrême-Orient ». Selon Weber, cependant, l’opposition établie par Lowell entre « l’uniformité » asiatique et la « singularisation individuelle » des Occidentaux n’est qu’un stéréotype : « L’idée de la “monotonie” de la vie asiatique est le dogme de Lowell : cette affirmation ne pourrait que susciter à bon droit l’étonnement de tous les hommes d’Extrême-Orient, surtout dans la bouche d’un Américain. Un citoyen des États-Unis laissera à un témoin classique, James Bryce, le soin d’identifier le véritable pays d’élection de la “monotonie”7. » S’il y a bien une « impersonnalité » des arts d’Asie, celle-ci, loin de renvoyer à une quelconque « uniformité », est au contraire, pour Weber comme pour Sachs, un trait de raffinement certain. Sachs propose, dans son Histoire universelle de la danse, une réflexion subtile sur le rapport entre les danses d’Asie et l’individualisation. Le masque joue, selon lui, un rôle paradoxal. Formulant l’hypothèse – qui a été invalidée depuis – que le masque avait d’abord été employé dans des danses de possession, Sachs considère qu’il remplit une fonction d’individualisation, notamment parce que le danseur peut être identifié à un « esprit » particulier, que le masque désigne : « C’est sous le masque et dans une danse qui vise l’extase, la libération du moi et le sacrifice de la personnalité propre que le danseur s’individualise ; mais il n’y a là qu’une contradiction superficielle8. » Inversement, dans les danses de l’Inde, mais surtout dans certaines danses d’Extrême-Orient, où le masque est abandonné, le visage des danseurs atteint lui-même un degré de « dé-personnalisation » supérieur à celui du masque. « Quant au Sud-Est du continent asiatique, il exige de la danseuse une impassibilité absolue du visage et même l’immobilité parfaite de la tête ; pour cet art éminemment abstrait, le visage ne saurait être assez dégagé de la personnalité ». Sachs ne cache pas l’admiration qu’il voue à ces arts engagés sur la voie de « l’abstraction » : « Le lecteur nous dispensera de parler de la réserve délicate et de la simple grandeur de ces danses d’attitudes ; elles doivent être vues et non point décrites. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’un art chorégraphique de ce degré suprême est lié à des cultures où les peintres et les sculpteurs possèdent, eux aussi, le don incomparable de marquer par la vie intense d’une seule ligne le sens profond des phénomènes. […] Il appartient à des cultures de cet ordre de mener la danse au plus haut faîte de son développement. Quant à l’Europe, monde de la perspective et de la banale fidélité photographique, elle a dû s’engager dans d’autres voies9. »
7. WEBER, 2003, p. 531, note. De façon générale, Weber était tout à fait hostile à l’idée d’une altérité irréductible de l’Asie comme des autres civilisations lointaines. Pour une approche polémique et fraîche des enjeux toujours actuels de ce débat, voir BILLETER, 2006. 8. SACHS, 1938, p. 110. 9. SACHS, 1938, p. 120-121.
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« Personnalité » et « type » chez Max Weber Dans la mesure où Weber n’avait jamais assisté à un récital de danse indienne (il ne foula jamais le sol de l’Inde, qu’il découvrit en bibliothèque), il n’était pas en mesure d’évoquer cet art avec précision. On ne peut préjuger du jugement esthétique qu’il aurait pu porter sur lui, mais il est possible d’avancer quelques hypothèses sur les raisons qui le conduisirent à s’intéresser à son existence. Weber valorisait fortement les arts « impersonnels » développés à partir d’une technique strictement codifiée ; de ce point de vue, il ne semble pas fortuit que les danses de l’Inde aient suscité chez lui une certaine curiosité. Pour comprendre la remarquable ouverture qu’il manifesta à l’égard des arts traditionnels, nous proposons dans ce qui suit une brève synthèse concernant la définition du « personnel », de « l’impersonnel » et du « type » chez Weber. Dans la « Remarque préliminaire » au premier volume du Recueil d’études de sociologie des religions, Weber énonce en 1920 une profession de foi de nonethnocentrisme. Celle-ci revient à proscrire toute hiérarchisation entre les cultures : « Il ne sera aucunement question ici de différences de valeur entre les cultures que nous comparons10. » En ce qui concerne les arts, cette déclaration ne présente pas seulement un caractère programmatique : Weber s’en tient effectivement à un tel principe, et en respecte les implications. Il s’abstient d’accorder un quelconque privilège à l’art occidental moderne, en particulier celui du « raffinement ». Pour prendre un exemple parmi d’autres, il observe dans la même « Remarque préliminaire », au sujet de la musique : « L’écoute musicale semble avoir connu des développements plus raffinés chez d’autres peuples que chez nous aujourd’hui11. » Dans la « Remarque préliminaire », comme, auparavant, déjà, dans la conclusion d’Hindouisme et bouddhisme (1916-1917), Weber stipule que la seule spécificité qui puisse être reconnue à l’art occidental n’est en aucun cas une singularité de « valeur » mais une tendance particulière qui, selon lui, ne se rencontre dans aucune autre culture : la tendance à la « rationalisation ». L’art occidental se distingue des autres formes d’art par son orientation progressive vers une forme de « rationalité spécialisée » qui n’a au demeurant jamais pu être atteinte complètement (comme le démontre la Sociologie de la musique) mais qui a été recherchée, alors qu’elle ne l’était pas ailleurs. La conclusion d’Hindouisme et bouddhisme insiste sur le fait que l’opposition entre une recherche de la rationalisation et l’inexistence d’une telle recherche est le seul critère pertinent pour établir une distinction entre l’art occidental et les autres formes d’art, tandis que l’antagonisme sans cesse invoqué entre un art « personnel » (signé par des créateurs individualisés) et des formes d’art « impersonnel » ne constitue qu’un leurre. Selon Weber, ce n’est pas par son « individualisme » que l’art occidental se sépare des autres : l’invocation constante d’une « personnalité » de l’artiste relève ni plus ni moins, à ses yeux, d’une idéologie occidentale moderne qu’il qualifie de « stérile ». Il a recours, pour dénoncer ce qu’il regarde comme une « illusion », à l’image du baron de Münchhausen : l’obsession de « l’individualité » engendre une 10. WEBER, 2000, p. 66. 11. WEBER, 2000, p. 50.
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quête éperdue d’originalité dans laquelle l’individu s’enlise et perd justement toute spécificité. De même que le baron tente en vain de « tirer sur sa propre tresse » pour s’extirper du marais dans lequel il s’enfonce, les tenants de l’originalité à tout prix perdent celle-ci au moment où ils s’évertuent à la saisir. L’idée d’une « quête de personnalité » présente en quelque sorte pour Weber une faille logique, dans la mesure où la « personnalité » n’est jamais que la qualité autoproclamée d’individus obsédés par leurs pairs et par le projet indéfiniment reproduit de s’en distinguer ; de surcroît, elle correspond à un piège esthétique, parce qu’elle aboutit à une recherche artistique toute négative, la recherche de l’écart pour l’écart. Dans les dernières pages d’Hindouisme et bouddhisme, Weber brocarde « la tentative occidentale moderne pour s’extraire du marécage en tirant sur sa propre tresse et pour devenir une “personnalité”, en guettant tout ce qui peut être spécifique à un individu et à lui seul, par opposition à tous les autres – une entreprise aussi stérile que la tentative de planifier l’invention d’une forme artistique propre qui se voudrait un “style”12 ».
Le 16 juillet 1908, de même, il écrivait à Werner Sombart : « Je suis convaincu que la manière “personnelle” s’exprime toujours lorsqu’elle n’est pas voulue, et ne s’exprime qu’à cette condition, lorsqu’elle se retire derrière le livre et son objet concret, comme tous les grands maîtres se sont retirés derrière leur œuvre. Quand on veut être “personnel”, on fait obstacle à la valeur artistique et on s’engage presque toujours sur la voie du “typique”13. »
Weber aboutit ainsi à un renversement de la polarité entre le « personnel » et le « typique », qui est encore au principe de ses considérations sur la spécialisation du chercheur dans la conférence La Science, profession et vocation (1917-1919), où il souligne la proximité qui unit le savant et l’artiste du point de vue de la définition de la « personnalité » : « Dans le domaine de la science, on est certain de ne pas avoir affaire à une “personnalité” quand on voit celui qui devrait se consacrer à un objet et en être l’imprésario accompagner celui-ci sur la scène, chercher à se légitimer par du “vécu” et se demander : “Comment prouver que je suis davantage qu’un simple spécialiste, comment trouver quelque chose à dire qui se distingue, dans sa forme ou dans son contenu, de tout ce qui a été dit avant moi ?” […] Il n’en va pas autrement pour les artistes14. »
Savants et artistes partagent ainsi plusieurs propriétés importantes. En revanche, leurs deux activités divergent sur un point décisif, qui est l’impossibilité de concevoir un « progrès » en matière d’art, alors qu’il existe des « progrès » scientifiques. Cette 12. WEBER, 2003, p. 539. 13. WEBER, 2005, p. 95. 14. WEBER, 2005, p. 25.
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distinction est au fondement du refus par Weber d’admettre une possible hiérarchisation entre les cultures. Dans la conférence sur la science, il précise que la découverte historique de certaines techniques (qui autorise ce qu’il appelle la « rationalisation » de l’art occidental) ne doit pas être confondue avec un « progrès » dans le domaine de l’art15. La sociologie de Weber n’est pas adossée, à la différence d’autres sociologies de son temps, sur une représentation de la modernité occidentale comme époque de l’individualisation (par opposition à la structure contraignante des communautés traditionnelles). Bien au contraire, le modèle de la société occidentale moderne correspond pour lui à un sommet inégalé d’uniformisation des modes de vie individuels : l’époque capitaliste produit, à l’échelle du monde entier, un « type d’homme » (le travailleur capitaliste) spécifiquement « standardisé », dont les analyses wébériennes de la bureaucratie soulignent à l’envi le caractère borné et peu singularisé. L’Occident moderne et capitaliste est la civilisation du « type », par opposition à la civilisation de la « personnalité » à laquelle il s’identifie indûment. Cette culture induit par sa définition même le renoncement au « style », à la « plénitude » et à la « beauté », comme Weber le note dans la conclusion de L’Éthique protestante. C’est le temps de « l’absence de style16 ». Weber fait ainsi un usage rigoureux des notions de « style », de « type » et de « personnalité », que l’on peut résumer dans le schéma suivant : arts traditionnels
modernité occidentale
style
absence de style
personnalité
type impersonnalité
grands maîtres
recherche de la distinction monotonie
Ce système de polarités, organisé selon une série d’équivalences qui ne correspondaient pas à celles que revendiquaient à l’époque de Weber les spécialistes de l’art, offre un cadre général dans lequel pouvaient et peuvent encore aisément trouver place des formes d’art qui n’avaient pas la leur dans les cadres esthétiques allemands du début du XXe siècle. Le schéma qui vient d’être retracé atteste une intention polémique, qui revient à faire basculer du côté des arts traditionnels toutes les propriétés « positives » associées à l’art moderne occidental. Weber était manifestement excédé par une mythologie de « l’artiste » en vigueur à son époque, et les remarques sur l’art disséminées dans son œuvre lui fournirent autant d’occasions de la prendre pour cible. C’est l’existence d’un tel modèle de valorisation implicite qui explique le caractère étonnamment « accueillant » que peut présenter la sociologie wébérienne à l’égard des arts traditionnels et des arts premiers, alors même que Weber ne les prend 15. WEBER, 2005, p. 25-26. 16. WEBER, 2000, p. 300.
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explicitement pour objets qu’en de rares cas. Ses cadres de pensée étaient prêts à recevoir de tels objets, et peuvent encore les recevoir aujourd’hui indépendamment du corpus d’œuvres auquel lui-même put spécifiquement avoir accès. Voir dans une œuvre « sans auteur » connu ou « impersonnelle » – la danse indienne, par exemple – une œuvre d’art, et même une œuvre dotée d’une « personnalité », ne soulevait pour lui aucune difficulté. ARTS DU CORPS ET SAVOIR LETTRÉ
Intellectualisme indien et techniques du corps Dans la note sur les danseuses indiennes, un des traits remarquables relevés par Weber est la conjonction, en la personne des danseuses, de la maîtrise d’un art du corps et de la possession d’un savoir lettré. C’est là le point qui éveille spécifiquement l’attention du sociologue. La note met en avant l’association entre ces deux facteurs et une variable supplémentaire, l’appartenance au sexe féminin ; cependant, avant de revenir plus loin sur cette triple configuration, nous nous intéresserons d’abord aux implications de cette combinaison entre pratiques corporelles et pratiques intellectuelles. Au-delà du cas particulier des danseuses, le constat de la possibilité d’une telle alliance fut, pour Weber, une des découvertes les plus bouleversantes de son travail sur le monde indien. Elle bouscula son univers de représentations et ses catégories de pensée. Avant le début des années 1910 et la rédaction d’Hindouisme et bouddhisme17, Weber avait déjà traité du corps comme objet sociologique ; mais il l’avait fait, de façon significative, dans son enquête de terrain sur les conditions de travail des ouvriers d’une usine de textile allemande, la Psychophysique du travail industriel (1908). Il associait encore alors, de la façon la plus classique, le « corps » et le « travailleur manuel ». Le corps de la Psychophysique est un outil d’ouvrier, examiné dans la perspective de son usure, de sa « fatigabilité » et de la question de savoir si celles-ci sont mesurables, calculables et intégrables dans un projet de « rationalisation » de l’utilisation des moyens de production par l’industrie capitaliste. Certes, la conclusion de l’étude est que le corps ouvrier finit par échapper à ces tentatives de rationalisation, qui se révèlent dépourvues de validité scientifique, mais l’idée d’arracher l’analyse sociologique du corps au cadre convenu des recherches sur le « corps-machine » des travailleurs ne s’est pas encore imposée à Weber. Ce n’est qu’à partir de ses travaux sur les religions de l’Asie, et plus spécifiquement sur les religions de l’Inde, qu’il en vient à penser le corps comme une dimension déterminante, y compris dans l’analyse de ce qu’il appelle les « religions d’intellectuels » (l’hindouisme et le bouddhisme). Dans ces religions dominées par des intellectuels, la virtuosité de l’ascèse se développe comme une surenchère dans des techniques d’ascèse physique. C’est là un des terrains où 17. Le texte était à peu près achevé en 1913, année où Weber en lut des extraits devant Ernst Troeltsch et Georg Lukács, mais il ne parut qu’en 1916-1917 dans l’Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik.
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s’exacerbent les concurrences entre les représentants des différents courants religieux. En Inde, Weber découvre des ascètes mus par « un idéal de divinisation de soi-même, mi-intellectualiste, mi-magique et primitif18 ». Dans les développements d’Économie et société sur la « Sociologie de la domination », il observe même que cette importance accordée aux techniques du corps par les religieux indiens constitue l’une des principales différences entre le modèle monastique asiatique et le modèle monastique occidental : « Pour l’essentiel de ses caractéristiques, la méthode des moines indiens ressemble beaucoup à celle des moines chrétiens, avec peut-être simplement cette différence que le raffinement porte ici plus sur l’aspect physiologique (régulation de la respiration et autres méthodes semblables chez les yogis et autres virtuoses) et là davantage sur l’aspect psychologique (pratique de la confession, épreuves d’obéissance, exercices spirituels des Jésuites) ; en outre, si l’Occident n’a pas été le seul à traiter le travail comme un moyen ascétique, démarche lourde de conséquences, c’est pourtant là que, pour des raisons historiques, ce développement a été mené de la manière la plus conséquente et la plus universelle19. »
En Inde, Weber découvre donc une conjonction pour lui tout à fait inédite entre virtuosité religieuse, virtuosité intellectuelle et virtuosité physique. Bien des conséquences en découlent, à commencer par l’attention désormais portée par le sociologue au rôle du corps dans l’activité intellectuelle. Ce principe s’applique en premier lieu à l’Inde, où, selon son propre constat, « les intérêts d’une technique contemplative fondée sur un contrôle raffiné de l’appareil psychophysique poussèrent à entreprendre des études dont l’Occident, privé de tels intérêts, n’aurait pas eu l’idée20 » ; mais il reste valable, de façon beaucoup plus générale, pour toute activité de pensée, dans laquelle interviennent nécessairement des facteurs physiques comme les gestes et la posture du savant21 ou encore la voix22, comme Weber le remarque dans la conférence sur la science de 1917. Cependant, l’influence du corps sur la genèse des idées n’est pas le seul motif retenu dans les textes postérieurs aux travaux sur l’Inde ; c’est aussi plus particulièrement à partir de ces derniers que Weber développe sa théorie du « charisme », fondée sur le constat du rôle joué par le corps dans l’exercice des différentes formes de domination, y compris celles des « porteurs de savoir » et des artistes. L’Inde l’entraîne ainsi sur la voie d’une réévaluation des rapports entre les techniques du corps et les savoirs lettrés, aussi bien du point de vue de la genèse de ces derniers que du point de vue de leur réception par un public (plus ou moins disposé à leur accorder du crédit, selon qu’il reconnaît ou non à ses porteurs une forme de « charisme »). 18. WEBER, 2006, p. 284. 19. WEBER, 1996, p. 261. 20. WEBER, 2003, p. 285. 21. WEBER, 2005, p. 23. 22. WEBER, 2005, p. 19. Voir « La voix de Max Weber et le charisme professoral », dans KALINOWSKI, 2005, p. 117 sq.
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La note sur les danseuses offre un exemple parmi d’autres des réajustements que Weber opère dans ses propres catégories à partir de sa connaissance de l’Inde : non seulement « savoirs » et « arts du corps » ne sont pas séparés, mais une autre frontière s’estompe aussi, celle qui se dressait entre « l’art » et la « science ». Dans la conférence sur la science encore, Weber énumère, on l’a vu, plusieurs conséquences de ce rapprochement entre savants et artistes. En Inde, l’élite des artistes partage avec l’élite des religieux une prérogative exclusive : l’accès à des livres sacrés dans lesquels sont consignées les règles de leur art. C’est le cas des danseurs, mais aussi de certains artisans d’art comme les tailleurs de pierre qui seront évoqués un peu plus loin. Dans Hindouisme et bouddhisme, Weber insiste fortement sur le fait que la compétence de lecture et d’écriture (qui se confond longtemps avec la compétence d’accès aux livres sacrés) sépare en quelque sorte la population en deux groupes bien distincts, et marque, dans le système hindou, la frontière qui isole hermétiquement la caste brahmanique, seule habilitée à la lecture des Veda23. Cette conjonction entre l’accès au livre et au savoir lettré et une position sociale dominante a pour effet l’assimilation de tous ceux qui ont à voir avec la transmission du sacré, les prêtres, les agents du culte, les moines ou encore les artistes et les artisans d’art, à des « intellectuels » (c’est le terme utilisé par Weber). Que les artistes appartiennent ou non à une caste brahmanique, ils bénéficient donc d’un prestige spécifique dès lors que leur pratique est réglée par un traité sacré. Weber ne donne pas de précisions sur les textes qui faisaient autorité en matière de danse. Ceux-ci, en revanche, étaient connus de Sachs : « L’Inde, pour son compte, a imposé à cet art un système rigide de règles précises ; le Natya Çastra de Bharata, rédigé au Ve siècle de notre ère ou à peu près, mais fondé sur une tradition infiniment plus ancienne, et l’Abhinaya Darpana, ou miroir des gestes, œuvre un peu plus brève de Nandikeçvara, sont ses codes. Ces volumes établissent un langage de gestes qui vise toutes les parties du corps. Ainsi, hocher la tête signifie la négation, le regard réitéré, la pitié, l’étonnement, la crainte, l’indifférence, la froideur, le feu, le premier instant où l’on boit, la préparation au combat, le refoulement, l’impatience, la contemplation de son propre corps et l’invitation adressée des deux côtés. On distingue vingt-quatre mouvements de la tête. Encore ne s’agit-il là que des mouvements de la tête toute entière ; le cou, pour sa part, en a quatre autres, les sourcils six et les yeux quarante-quatre. Il peut sembler après cela que les mains qui se voient attribuer cinquante-sept positions soient mal partagées. Mais à ce chiffre s’ajoute celui des innombrables symboles dont l’expression est, elle aussi, réservée aux mains24. »
Curt Sachs est d’emblée frappé par le caractère arbitraire du « langage des gestes » dont les traités de danse indienne exposent la grammaire. Les gestes tiennent pour une part du mime, ils renvoient fréquemment à des émotions, mais ils ne s’épuisent en rien dans une expressivité imitative : ce sont des gestes codifiés, qui, tels des mots, possèdent une polysémie et peuvent revêtir différentes significations en fonction du 23. WEBER, 2003, p. 107. Au demeurant, la fonction distinctive ainsi dévolue à l’écrit ne remettait pas en cause le primat de l’oralité et le caractère principalement oral des enseignements. 24. SACHS, 1938, p. 119.
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contexte dans lequel ils sont employés. Le corps devient ainsi le « medium technique » de la production de signes conventionnels, il n’est pas cantonné dans une expression « naturelle ». Le nombre élevé de codifications prévues pour chaque partie du corps, du moins pour les yeux, le visage, le cou et les mains marque sans équivoque possible le caractère ésotérique de cette danse savante. Apprentissage artistique et charisme héréditaire Dans Hindouisme et bouddhisme, Weber accorde une grande place à la question de la transmission des compétences techniques, décisive pour l’organisation du système des castes. C’est dans cette étude qu’il développe plus particulièrement l’analyse d’une notion à laquelle il a également recours dans d’autres textes mais qu’il construit à partir de son travail sur l’Inde : la notion de « charisme héréditaire » ou de « charisme gentilice »25. Selon lui, l’Inde offre l’exemple d’une société dans laquelle les compétences professionnelles sont volontiers assimilées à des dons magiques ou « extraquotidiens » ; ceux-ci, dans le système indien, ne sont que dans certains cas la prérogative d’individus singuliers ; le plus souvent, ils se transmettent héréditairement, ou par voie de succession au sein d’une même école. Dans le domaine des arts, beaucoup de pratiques sont régies par un tel principe : c’est le cas de la musique, mais aussi de la danse, même si le caractère exclusivement féminin de certaines danses classiques26 induit une variation par rapport au modèle de la filiation biologique, davantage respecté dans le cas où les hommes prédominent parmi les maîtres et les disciples. C’est la raison pour laquelle Weber observe, dans la note, que ces danseuses « formaient et forment encore des castes particulières dotées de leur propre dharma et d’un droit spécifique des héritages et des adoptions ». L’aspect de la transmission est selon lui une donnée décisive pour expliquer l’organisation des pratiques artistiques en Inde (mais aussi des pratiques professionnelles en général) et il importe d’en saisir l’importance pour mieux comprendre le caractère « savant » revêtu par l’apprentissage des arts. Comme on va le voir, Weber repère un lien de corrélation entre le rôle dévolu au « charisme gentilice » et l’aspect ésotérique de cet apprentissage, qui n’obéit pas à des motivations exclusivement artistiques mais aussi sociales : la perpétuation de castes d’artistes. « [En Inde,] l’ordre social reposait davantage sur le principe du “charisme gentilice” que partout ailleurs dans le monde. Il faut entendre par là qu’une qualification personnelle extraquotidienne ou qui, du moins, n’était pas universellement accessible (à l’origine, une qualification entendue comme purement magique) – un “charisme” – était attachée aux membres de la lignée en tant que tels et pas seulement, comme c’est toujours le cas à l’origine, à un individu qui en était personnellement le porteur. Nous connaissons des vestiges de cette conception sociologiquement très importante, notamment dans le “droit divin” héréditaire de nos dynasties ; dans une moindre mesure, 25. Weber emploie les deux termes comme des synonymes. Le « charisme gentilice » (Gentilcharisma) est le charisme attaché à une gens (en latin, la « famille », la « lignée »). 26. Que les danseuses soient ou non majoritairement des femmes, les maîtres sont dans tous les cas majoritairement des hommes.
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toutes les légendes relatives à la qualité spécifique du “sang” de telle ou telle noblesse purement héréditaire de provenance quelconque participent évidemment du même phénomène. Cette conception est l’une des voies par lesquelles s’accomplit la quotidianisation du charisme, à l’origine purement actuel et personnel. Le roi guerrier et ses hommes étaient à l’origine [...] des héros dotés d’une qualification magique purement personnelle, qui avaient fait leurs preuves en remportant des victoires [...]. À l’origine, le successeur ne revendiquait cette dignité qu’en vertu, là encore, d’un charisme purement personnel. Lorsqu’il se fit sentir, le besoin irrépressible d’imposer un ordre et des règles pour les questions de succession put appeler différentes réponses. Soit la désignation du successeur qualifié par le dignitaire lui-même. Soit le choix d’un successeur désigné par ses disciples, ses hommes ou ses officiers [...]. Soit, enfin, la victoire de la croyance partout répandue selon laquelle le charisme était une qualité attachée à la lignée en tant que telle, et que c’était donc au sein de cette dernière qu’il fallait chercher la ou les personnes qualifiées ; de là, on passa au principe d’“hérédité”, avec lequel cette conception du charisme gentilice n’entretenait à l’origine aucun rapport27. »
Weber décrit ici une progression : le passage du charisme strictement « personnel » au « charisme héréditaire » ne s’opère pas directement, mais par le biais d’une série de glissements et de déplacements. Cette gradation est plutôt logique que chronologique. Dans un premier moment, le charisme apparaît comme irremplaçable et attaché à un individu unique qui peut le perdre pendant sa vie, qui s’en sépare en mourant et qui ne peut le transmettre. Dans un second modèle, le charisme peut faire l’objet d’une transmission à la mort de celui qui en est le porteur : il est alors légué par ce dernier à un « successeur qualifié ». Dans un troisième modèle, ce n’est plus l’individu charismatique qui transmet en personne le charisme, mais ses « disciples, ses hommes ou ses officiers », qui lui choisissent un successeur. La transmission héréditaire n’est que la forme extrême de ces options de succession. La gradation établie ici par Weber insiste sur le double rapport de tension et d’attraction qui sépare et unit le « charisme » et le corps « biologique ». D’un côté, en effet, le charisme est toujours une prérogative regardée comme « naturelle », comme attachée « naturellement » à un corps biologique dont elle est indissociable – c’est sur cette évidence « naturelle » que se fonde la croyance en l’existence du charisme, apparemment soustrait à toute « explication ». Par suite, il n’est pas illogique que cette propriété assimilée à une propriété « biologique » puisse être confondue avec une propriété héréditaire. D’un autre côté, cependant, le charisme ne se définit pas seulement comme une nature mais toujours aussi comme une compétence, reconnue comme « extraquotidienne » ; ce qui est salué en lui, c’est une forme particulière de virtuosité qui en fait un « mérite » remarquable, et non une propriété exercée mécaniquement par un individu qui la possèderait « à la naissance ». Le charismatique, d’une façon ou d’une autre, doit faire ses preuves, que son charisme soit exclusivement personnel ou qu’il en ait hérité. Le charisme est à la fois nature et compétence, inné et acquis, biologique et culturel.
27. WEBER, 2003, p. 135-136.
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C’est la raison pour laquelle la conception du « charisme héréditaire », quoique « routinisée », va nécessairement de pair avec un règlement contraignant de « l’apprentissage » ou de « l’initiation », dont l’artisanat d’art fournit selon Weber un modèle significatif : « Les castes d’artisans, du moins celles d’entre elles qui étaient des hautes castes, les artisans d’art, possédaient un système d’apprentissage bien établi. Le père, l’oncle, les frères aînés remplissaient la fonction de maître et, après la fin de l’apprentissage, celle de patron auquel devaient être versés tous les salaires. Il arrivait que l’apprentissage soit effectué chez un maître étranger à la famille, appartenant à la même caste ; la formation était soumise à des normes traditionnelles strictes et impliquait l’accueil dans une communauté domestique, et la soumission au maître qui allait de pair. En théorie, l’apprenti devait alors être instruit dans les fondements de la technique conformément aux indications du Silpashastra, un produit de l’érudition des prêtres. Par suite, les tailleurs de pierre, notamment, passaient dans certains endroits pour une caste savante et portaient le titre d’acarya (“maître”, magister)28. »
La notion de « charisme héréditaire » a pour fonction, aux yeux de Weber, de déployer un paradoxe qui est encore au fondement des autres formes de charisme. On pourrait le résumer comme suit : plus le charisme est « biologisé » (comme dans la conception qui fait de lui une prérogative héréditaire), plus il doit être « dé-biologisé » et présenté comme le produit d’un apprentissage et d’une acquisition réglés collectivement. C’est un pouvoir naturel, mais qui s’affirme comme le corrélat d’un savoir transmis et ayant fait l’objet d’une appropriation méthodique et contrôlée. Plus précisément : le charisme est d’autant plus revendiqué comme un « savoir » acquis qu’il est d’emblée reconnu comme une propriété naturelle de « l’être », issue d’un héritage familial. Lorsque le charisme est transmis par le père, le père n’est pas seulement le père mais surtout le « maître », comme on vient de le voir. À l’inverse, lorsque le charisme est seulement individuel, attaché à un nouveau venu qui ne le tient ni de sa généalogie ni d’autrui, il se réclame davantage d’une « révélation » personnelle, invérifiable et prophétique. La dimension de « l’initiation » est alors minimisée au profit de celle, plus fulgurante et moins laborieuse, de la révélation. charisme individuel révélation pas de maître performance virtuose
charisme transmis initiation le maître devient un père
charisme héréditaire apprentissage le père devient un maître savoir-faire
Dans tous les cas, cependant, la reconnaissance du charisme est inséparable de la démonstration d’une compétence effective, qui va plutôt dans le sens de l’épaisseur temporelle d’un « savoir-faire » lorsque le charisme est héréditaire, tandis qu’elle 28. WEBER, 2003, p. 202.
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prend davantage la forme d’une performance et d’une exhibition actuelle de virtuosité lorsque l’individu doit faire la preuve de son charisme singulier. Le rapport au temps n’est pas le même, le charisme individuel éclate dans l’instant alors que le charisme héréditaire peut laisser résonner le prestige d’une lignée artistique ; mais, quel que soit le type de charisme, la dimension du « faire », l’inscription matérielle du charisme dans l’œuvre, s’avère primordiale. Aux pôles opposés du présent schéma, on retrouve une même contrainte à la « confirmation » du charisme, qui s’affirme à chaque fois même si elle s’impose d’un côté et de l’autre pour des raisons inverses : l’absence de garantie généalogique d’un côté, et, de l’autre, le besoin d’attester qu’on est « à la hauteur » de l’héritage. Le modèle des danseuses indiennes évoquées dans la note correspond à une position intermédiaire : il y a bien transmission du charisme puisque les danseuses forment une « caste ». Cette transmission n’est pas arbitraire mais régie par un protocole d’acquisition de connaissances lettrées qui complète l’apprentissage des techniques de danse. Ainsi, même si les castes de danseuses ne transmettent pas le charisme sur un mode héréditaire au sens strict (comme les castes de danseurs et de musiciens), elles font néanmoins des danseuses les « héritières » d’une tradition comparable à celle d’une lignée familiale. La mention des « enlèvements » de jeunes filles « enrôlées » comme danseuses ne fait que renvoyer à cette entrée dans une famille symbolique, sinon biologique, dans laquelle le maître est assimilé à un nouveau père. Si on postule une équivalence partielle entre les notions wébériennes de « charisme » et de « personnalité », on aboutit ainsi à une meilleure compréhension de l’antithèse entre « personnalité » et « type », entre « style » et « absence de style », relevée dans la première partie de cet article. Même si Weber contraste la « personnalité » des « grands maîtres » anciens et l’absence de personnalité des « petits prophètes » de l’art moderne, sa représentation des mondes artistiques n’est pas régie par une opposition de principe entre Anciens et Modernes. L’antagonisme auquel il ne cesse de faire référence concerne bien davantage l’irréductible conflit qui sépare, d’un côté, les tenants des formes classiques de charisme, individuel ou héréditaire (selon les civilisations, les époques et les lieux), c’est-à-dire les formes de charisme artistique indissociables d’une œuvre et d’une performance, et, d’un autre côté, les apôtres d’une nouvelle forme de charisme qui serait le « charisme sans œuvre », un charisme tout entier contenu dans la « singularité » personnelle et « vécue » de l’artiste, un charisme « sans objet » et concentré dans le moi démesuré d’un sujet. Weber résume cette antithèse fondamentale dans un passage de la conférence sur la science : « Nous ne connaissons pas de grand artiste qui ait jamais fait autre chose que servir son objet et lui seul. Pour ce qui est de son art, même une personnalité du rang de Goethe a été punie d’avoir pris la liberté de vouloir faire de sa “vie” une œuvre d’art29. »
« Faire de sa “vie” une œuvre d’art » : tel est le mot d’ordre artistique qui concentrait toute l’animosité de Weber, en un temps où les effets de la médiatisation par la presse 29. WEBER, 2005, p. 25.
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(dont il était lui-même un lecteur assidu) tendaient selon lui à se faire sentir « à tous les coins de rue30 ». C’est un tel repoussoir qui l’incitait à valoriser fortement les modèles artistiques centrés sur le faire, le savoir-faire, la compétence technique, le métier et la performance virtuoses, et à s’intéresser à leurs modes de transmission comme il le fait dans Hindouisme et bouddhisme. MAGIE ET STÉRÉOTYPE
La danse, l’orgie et la transe Le chapitre de l’Histoire universelle de la danse de Curt Sachs consacré aux danses de l’Asie est intitulé « Les civilisations de l’Orient et l’évolution de la danse vers le spectacle ». On rencontre en effet chez le musicologue berlinois les vestiges d’un modèle évolutionniste, qui scande l’histoire de la danse en trois moments : danse à visée extatique (les « danses convulsives »), « danse sacrée » et, enfin, « danse professionnalisée ». Cette dernière « étape », selon lui, n’a pas vraiment été atteinte en Inde, alors qu’elle l’a été dans certaines danses d’Extrême-Orient : « Pour la danse, l’étape suivante devait être la formation d’un corps de danseurs. Cependant, la transition de la danse vers l’exhibition professionnelle n’a pas été abrupte ; elle ne pouvait l’être. Les bayadères de l’Inde [...] sont encore liées plus ou moins au culte et nous ramènent aux danses des jeunes filles chez les primitifs. [...] La signification hiératique qu’avaient ces danses à l’origine ressort, de même, de l’invocation obligatoire de la divinité avant la danse. Les Indiens de l’Amérique du Nord font avant de danser une quadruple prière ; dans l’Inde, une prière solennelle et également quadruple précède toute danse, même lorsqu’il s’agit d’une représentation publique donnée par une troupe sans attaches religieuses aucunes. Dans la conception hindoue la plus stricte, une danse sans prière préalable est vulgaire ; bien plus, quiconque y assiste restera stérile et renaîtra comme animal31. »
Comme tend à le suggérer cette dernière mention, Sachs tient la permanence du caractère religieux de la danse indienne pour une sorte de reliquat de superstitions anciennes, alors qu’il valorise fortement, on l’a vu plus haut, les aspects les plus « autonomes » de cet art, comme son « langage de gestes » extrêmement élaboré. Chez Weber, « l’évolution de la danse vers le spectacle » est également évoquée, dans le cas de la danse indienne, à travers l’allusion à la double fonction remplie par les danseuses à compter d’une certaine époque : fonction religieuse au « service d’un temple » et fonction mondaine dans les réceptions des princes et de l’aristocratie (les fameux « salons de musique »). La grande spécificité de l’approche wébérienne consiste cependant à résister au réflexe spontané (pour un Européen contemporain de la modernité) de dissociation entre les aspects esthétiques et les aspects religieux des arts traditionnels, et de valorisation des premiers aux dépens 30. WEBER, 2005, p. 24. 31. SACHS, 1938, p. 111-112.
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des seconds. Non seulement les uns et les autres ne sont pas vraiment séparés dans la réalité – comme le reconnaît Sachs –, mais Weber ne juge pas non plus nécessaire de « légitimer » l’affirmation d’un intérêt pour les arts traditionnels par un déni ou une oblitération de leur inféodation à des intérêts religieux. Il ne cherche pas à les faire passer directement du « primitivisme » à « l’avant-garde », mais plutôt à travailler « l’accommodation » du regard sociologique jusqu’à ce que celui-ci devienne capable d’appréhender les arts sacrés, non autonomes, comme des arts à part entière et comme sacrés à part entière. Là encore, comme dans le cas du corps que Weber distingue peu à peu de la représentation topique du « corps-machine » de l’ouvrier, l’image de la danse et de ses connotations magiques et orgiaques est progressivement affinée, du moins dépouillée de son aura sociale suspecte : la note sur les danseuses indiennes prend pour objet cette vision au lieu de la reproduire. Dans un texte comme l’introduction à L’Éthique économique des religions mondiales, Weber semble au premier abord reprendre à son compte la hiérarchie admise en observant que « les états orgiaques et extatiques de possession, provoqués par les drogues ou par la danse [...], occupaient chez les paysans la place de la mystique chez les intellectuels32 ». Mais cette proposition, qui peut être lue, dans un premier temps, comme une réaffirmation de l’opposition entre corps et activité spirituelle, entre paysans et intellectuels, entre magie et religion, appelle en réalité une autre lecture : dans un double mouvement, Weber rapproche la « mystique » des « intellectuels » de l’orgie vécue physiquement dans l’ici-bas, souligne les composantes émotionnelles et corporelles de la mystique, et, d’autre part, il attribue à toute forme de possession, même la plus fruste, une dimension spirituelle comparable à celle de la mystique, puisque, dans les deux cas, le fidèle devient un « réceptacle » du divin, de l’esprit ou du Dieu. « Seul le virtuose religieux – [ascète], moine, soufi, derviche – visait un bien de salut “extramondain”, comparé aux biens pesamment terrestres évoqués plus haut. Pourtant, même ce bien de salut extramondain ne se rapportait pas du tout uniquement à l’au-delà – même quand il se concevait comme tel. Sur le plan psychologique, celui qui recherchait le salut était bien plutôt concerné d’abord par un habitus au présent, dans ce monde-ci. [...] Le sentiment d’amour acosmique du moine, certain de pénétrer dans le nirvâna, la bhakti (amour ardent de l’union divine) ou l’extase apathique des dévots hindous, l’extase orgiaque des Chlysty dans la danse radjenie et celle du derviche tourneur, la possession par et de Dieu, l’adoration de Marie et du Sauveur, le culte jésuite du Sacré-Cœur, la méditation quiétiste, la tendresse piétiste pour l’enfant Jésus et sa plaie béante, les orgies sexuelles et semi-sexuelles dans le culte de Krishna, les repas cultuels raffinés des Vallabhâchârya, les pratiques onanistes dans le culte gnostique, les différentes formes d’union mystique et d’immersion contemplative dans le Un-Tout : tous ces états furent d’abord recherchés pour la valeur affective immédiate qu’ils possédaient en tant que tels aux yeux des croyants. De ce point de vue, ils s’apparentaient totalement à l’ivresse alcoolique religieuse produite dans les cultes dionysiaques ou ceux du soma, aux orgies alimentaires totémiques,
32. WEBER, 1996, p. 354.
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aux festins cannibales, à l’ancienne consommation, consacrée religieusement, de haschisch, d’opium et de nicotine, finalement à toutes les variétés d’ivresse magique. […] Et s’il est vrai qu’il a fallu attendre les religions rationalisées pour introduire dans ces actes spécifiquement religieux une signification métaphysique, par-delà l’appropriation immédiate du bien de salut, et pour sublimer ainsi l’orgie en “sacrement”, toute interprétation en terme de sens n’était pas absente même de l’orgie la plus primitive33. »
Weber reconnaît ainsi à toute forme d’orgie, mais aussi à toute forme de danse, y compris aux danses de possession, une dimension « symbolique »34 qui les soustrait à la vision « naturaliste » de la transe et de l’orgie comme purs phénomènes physiologiques, encore présente chez Sachs. Ce dernier, en effet, suspecte les « danses convulsives » ou encore les « danses tourbillonnantes » (les danses des derviches ou les danses des sectes russes des Chlysty évoquées par Weber) de tendre vers une négation de la danse, parce qu’elles arrachent le corps à l’activité consciente et l’entraînent dans une « pure forme d’abandon » et de « réceptivité féminine »35. La note d’Hindouisme et bouddhisme sur les danseuses envisage une forme de danse qui n’est plus l’antithèse de l’activité spirituelle et intellectuelle, mais son corrélat. Pour cela, Weber n’a pas besoin de postuler que la danse indienne présente un caractère « sublimé » par rapport aux danses de possession. S’il avait pu assister à une représentation de la danse évoquée dans la note, il aurait au demeurant pu constater que cette « sublimation » était toute relative, et que la danse en question conjuguait à l’activité de signification gestuelle de la partie supérieure du corps une activité non moins intense de pulsation rythmique dans la partie inférieure, occupée aux « frappes de pieds ». Il est surprenant que cet aspect rythmique de la danse indienne, tout à fait prépondérant, ne soit nulle part évoqué par Sachs, surtout si l’on s’en tient à l’hypothèse que le genre de danse classique indienne qu’il put voir de ses yeux était le Kathak : cette danse se présente comme un véritable dialogue à parts égales entre le danseur « percussioniste » et le joueur de tablas, rivalisant de virtuosité rythmique. Il est tout à fait probable en tout cas que s’il avait pu voir des danseurs ou danseuses indiens et entendre les sonorités caractéristiques des grelots qu’ils portent aux chevilles (plusieurs centaines dans le cas du 33. WEBER, 1996, p. 346. 34. Weber défend l’idée que les formes les plus « primitives » de la magie mettent déjà en jeu une activité qu’il désigne lui-même comme « symbolique » (WEBER, 2006, p. 83-86). 35. SACHS, 1938, p. 24. Pour le musicologue, les danses de possession tendent à sortir du cadre proprement dit de la danse, qui suppose une « participation active du corps ». Dans la transe, le corps « “est dansé” au lieu de danser activement », il ne fait que subir les effets physiologiques de « l’ivresse » et de « l’hypnose » : « Ces danseurs sont possédés au sens propre du terme : ce n’est pas seulement qu’ils perdent la netteté de leur conscience – un esprit, un diable, un dieu s’est emparé de leur corps et a modifié leur personnalité. C’est ainsi que les hommes proches de la nature deviennent des démons et que les sectaires chrétiens tels, en Russie, les Chlysti et les Malokani deviennent le Christ. [...] Mais la danse quitte alors la voie qui lui est propre pour se perdre dans une impasse. Ce n’est plus l’extase ni la participation active de l’individu qui font l’essentiel de l’action magique. Les choses peuvent en venir au point où la participation active du corps n’intervient plus du tout. […] On peut “être dansé” au lieu de danser activement » (SACHS, 1938, p. 24 et 31). Sachs relève ici l’existence de chorégraphies inspirées par des rêves, qui va également à l’encontre de sa vision de la danse comme « participation active » du corps.
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Kathak) et qui ponctuent les frappes de pieds, Weber aurait été attentif à l’articulation de la dimension symbolique visée dans les membres supérieurs et de l’aspect de « transe » recherché à travers la pulsation rythmique des membres inférieurs. Répétition, stéréotypisation La répétition d’un même rythme est en effet utilisée pour préparer l’entrée dans « l’extase » et constitue une technique éprouvée pour obtenir des effets magiques36 ; elle remplit en premier lieu un rôle fonctionnel. Un autre lien privilégié se noue aussi, observe Weber, entre la magie et la répétition : cette dernière se voit reconnaître une valeur particulière parce qu’elle satisfait une exigence fondamentale de la magie qui est l’efficacité. La répétition est valorisée pour elle-même, elle devient un choix stylistique. La magie donne naissance à un style, le stéréotype, comme Weber le souligne dans la « Considération intermédiaire » (1915) : « Avec la sphère esthétique, la religiosité magique est dans une relation des plus intimes. Les idoles, les icônes et les autres artefacts religieux, ainsi que la stéréotypisation par la magie de leurs modes éprouvés de fabrication, qui, en fixant un style, constituent le premier stade de dépassement du naturalisme ; la musique comme moyen d’extase, d’exorcisme, ou de magie apotropaïque ; les magiciens en qualité de chanteurs et de danseurs sacrés ; les rapports entre les tons qui ont été éprouvés dans la magie et, par là, stéréotypés – ceci constituant le tout premier stade des tonalités – , le pas de danse éprouvé dans la magie et utilisé comme moyen d’extase, qui fut une des sources de la rythmique ; les temples et les églises qui ont représenté les plus grandes de toutes les constructions, avec l’apparition de stéréotypes, créateurs d’un style, pour réaliser leur architecture, grâce à des objectifs fixés une fois pour toutes, ainsi qu’avec une stéréotypisation des formes architecturales à l’occasion de leur mise à l’épreuve dans la magie ; les objets d’art que constituent les ornements et instruments du culte de toutes sortes associés à la richesse des temples et des églises suscitée par le zèle religieux : tout cela a fait de la religion la source intarissable, d’une part de possibilités d’épanouissement artistique, d’autre part de stylisation, à travers la fixation d’une tradition37. »
Lorsque Weber écrit que « le pas de danse éprouvé dans la magie et utilisé comme moyen d’extase fut une des sources de la rythmique », il entend par là que le développement du rythme musical et de la danse a été conditionné par les contraintes de 36. L’ordre classique des concerts de musique traditionnelle indienne obéit encore à ce principe « magique ». Voir VARENNE, 1983, p. 3 : « En Inde, les concerts de musique traditionnelle se donnent volontiers en plein air et durent toute la nuit. Les deux premières heures sont occupées par la répétition monotone de quelques thèmes simples. On appelle cela manobodha : “éveil de l’esprit”, c’est-à-dire, en fait, de l’attention. Charmé, envoûté par ces variations anodines mais cent fois reprises, le spectateur est peu à peu mis en condition. Se détachant progressivement de la trivialité du quotidien, il accède, sans même s’en rendre compte, et en tout cas sans faire effort, à un état de réceptivité intense. » On peut remarquer, au passage, que Weber décrit en des termes tout à fait voisins l’émergence de « l’idée » scientifique, qui surgit à l’improviste après avoir été préparée par de longues phases de labeur répétitif, par exemple de calculs (WEBER, 2005, p. 22, voir aussi p. 21). 37. WEBER, 1996, p. 434-435.
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la magie, qui ont marqué leur genèse et leurs origines ; il ne suggère pas – les deux propositions sont loin de se confondre – que l’émergence d’un « style » artistique n’a pu intervenir qu’au prix d’un affranchissement par rapport aux exigences magiques. La magie ne préfigure pas le style, elle le « crée » ; elle ne l’annonce pas, elle en rend possible « l’épanouissement ». Cet extrait de la « Considération intermédiaire » atteste que, dans la perspective de Weber, la naissance d’une stylisation artistique n’intervient pas dans un au-delà de la magie mais au sein de celle-ci ; il témoigne également de la valorisation esthétique très positive que Weber associait à un tel processus. Dans la Sociologie de la religion, on retrouve une argumentation très semblable, démontrant que la magie et la religion favorisent la répétition du même et la stéréotypisation38. Dans ce texte, Weber remarque que ce qui constitue un avantage du point de vue du développement des styles artistiques représente à l’inverse une « entrave » du point de vue de la « rationalisation » économique et technique. Le traditionalisme des techniques indiennes est rapporté, dans Hindouisme et bouddhisme, à un tel facteur religieux, et non à un décalage dans l’évolution des sciences : « Les outils techniques des artisans indiens [...] faisaient l’objet, dans beaucoup d’artisanats, d’une vénération quasi fétichiste et, dans bien des cas, d’un culte de célébration de la part de la caste [...]. À côté des autres traits traditionalistes de l’ordre des castes indien, cette stéréotypisation des outils (à laquelle correspondaient, dans le domaine des arts plastiques, la stéréotypisation des modèles et le rejet de toute création d’après nature) constituait l’un des obstacles les plus puissants à toute évolution technique. Dans beaucoup d’artisanats du bâtiment, notamment dans toutes les activités consacrées aux objets de culte, certaines étapes du processus technique (par exemple la peinture des yeux des figures du culte) avaient en outre acquis un caractère de cérémonie à valeur magique, qui devait se dérouler selon certaines règles. Les transformations techniques faisaient souvent l’objet d’une prise d’oracle – dont le résultat était généralement négatif 39. »
Comme on l’a vu plus haut, Weber distingue la sphère de l’art, dans laquelle l’introduction de nouvelles techniques peut être fructueuse mais non apporter un progrès, et 38. WEBER, 2006, p. 90-93 : « Tous les comportements qui avaient fait la preuve de leur efficacité purement magique, au sens naturaliste, étaient évidemment déjà reproduits sous une forme strictement identique à celle qui avait fait ses preuves. Ce principe est désormais étendu à tout le domaine des significations symboliques. Le plus infime écart par rapport à la forme éprouvée peut en annuler les effets. […] Dans les rituels de danse chantée des magiciens indiens, les fausses notes entraînaient la mort immédiate du musicien en question […]. La stéréotypisation religieuse des produits des arts plastiques, qui est le plus ancien mode de constitution d’un style, est conditionnée à la fois directement, par des représentations magiques, et indirectement, par l’apparition d’un mode de production professionnel [...]. L’utilisation magique des symboles dans l’écriture ; le développement de toutes les formes de mime et de danse, qui sont des symboliques de nature pour ainsi dire homéopathique, apotropaïque, ou à valeur d’exorcisme ou de contrainte magique ; la stéréotypisation des séries de sons autorisées ou du moins des séries de sons fondamentales (les “raga”, en Inde, par opposition à la colorature) [...] : autant de facteurs qui participent d’un seul et même monde de phénomènes […]. Aux incertitudes et aux obstacles naturels rencontrés par tout novateur, la religion ajoute ainsi d’autres entraves puissantes : le sacré est ce qui, spécifiquement, ne peut changer. » 39. WEBER, 2003, p. 202-203.
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la sphère de la science et des techniques, dans laquelle il est en revanche légitime, selon lui, de parler de progrès. Néanmoins, il le fait valoir dans la conférence sur la science, il n’y a pas lieu d’opposer la pensée « magique » et la pensée « scientifique » des techniques en désignant la première comme irrationnelle et la seconde comme rationnelle. L’appréhension magique des techniques, pour Weber, n’est pas moins rationnelle que leur approche « désenchantée » : l’une et l’autre recouvrent deux logiques rationnelles qui n’ont pas les mêmes prémisses ni les mêmes fins. La pensée magique, comme le montre le début de la Sociologie de la religion, est aussi « rationnelle » que la pensée de la « calculabilité »40. Dans la note sur les danseuses est évoquée la « prostitution hiératique : homéopathique, mimique et apotropaïque », et cette mention résume à elle seule l’originalité du point de vue de Weber sur les pratiques qui mettent en jeu le corps. Il les associe d’emblée à des pratiques orgiaques, mais ne considère pas qu’elles n’ont pu se charger d’un sens religieux qu’une fois sublimées. Pour lui, un sens symbolique est déjà à l’œuvre dans « l’orgie la plus massive », et il est parfaitement possible d’en reconstituer la logique rationnelle. Celle-ci déploie dans différentes directions le principe de l’analogie : le mode « mimique » privilégie l’imitation, mais la magie peut également opérer sur l’axe métonymique, lorsque la partie est prise pour le tout (modes d’exorcisme « homéopathique » et « apotropaïque »). Dans l’optique wébérienne, la fonction sacrée, la fonction thérapeutique et la fonction artistique de la danse – comme d’autres arts – peuvent s’entremêler ; elles existent en tant que telles avant de se différencier. Loin de s’exclure, elles peuvent se renforcer mutuellement. LES FEMMES, LE PUR ET L’IMPUR
Marianne Weber relate que lorsqu’elle instaura, avec son époux, le rituel des réceptions du dimanche après-midi dans leur maison de Heidelberg, ils éprouvèrent dans un premier temps la contradiction entre leur projet de tenir salon et leur commune aversion pour les mondanités : « Les Weber ne maîtrisent pas l’art de la conversation mondaine. Max Weber n’apprécie que les échanges intellectuels d’envergure, ou bien les conversations intimes sur des questions personnelles. Pour les jeux de l’esprit qu’il faut mener avec légèreté dans l’entre-deux des problèmes sérieux et des problèmes humains, il se sent presque aussi démuni que pour la danse et le flirt des années auparavant 41. » La « lourdeur bien allemande » de l’universitaire et son côté « taciturne »42, sa gaucherie caractéristique, qui le rend inapte aux mondanités, à la danse et au flirt, sont désignées par Marianne Weber comme un fait de société, et non comme une propriété spécifique de son mari. Dans sa sociologie des religions, Weber livre quant à lui des éléments plus précis pour expliquer l’origine de cet habitus : une tradition d’enseignement remontant, via l’Église, à des modèles romains, c’est-à-dire issue d’une civilisation qui, à la différence de la civilisation grecque, condamnait 40. Voir KALINOWSKI, introduction à WEBER, 2006, p. 18 sq. 41. WEBER (Marianne), 1926, p. 475. 42. WEBER (Marianne), 1926, p. 475.
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vigoureusement la danse et ses tendances « orgiaques »43, et, dans son cas personnel, le poids de la tradition puritaine, elle aussi franchement hostile à la danse et autres « disorderly conducts »44. L’intérêt pour la danse, chez Weber, se construisit ainsi contre ses propres préventions. L’association couramment pratiquée entre la danse indienne et la prostitution, présente chez Curt Sachs comme chez Max Weber, n’était pas étrangère, elle aussi, à des schèmes de perception modelés par le puritanisme : la période de la colonisation anglaise marqua un temps de net déclin des danses classiques indiennes, surtout des danses féminines. Choqués par la présence de danseuses dans des temples, les administrateurs et missionnaires anglais interdirent pour une large part la pratique de la danse en public. Ni Max Weber ni Curt Sachs ne relèvent le caractère biaisé des sources qu’ils avaient à leur disposition, ni, du moins, l’éventualité d’un tel biais. L’un et l’autre se proposent d’expliquer la proximité paradoxale entre la danseuse-vestale des temples et la courtisane, entre la vierge et la prostituée, sans contester la réalité d’un tel rapprochement. Tous deux mettent l’accent sur une situation de ségrégation liée aux nécessités de l’apprentissage chorégraphique : les jeunes filles sont arrachées très jeunes à la vie sociale commune, et cette rupture semble les éloigner à jamais de la carrière de mère de famille « convenable » à laquelle s’oppose aussi bien le destin de chasteté que celui de prostitution. Selon Sachs, le passage des services de danse aux services sexuels n’est pas seulement une représentation métaphorique ou symbolique, mais une transition bien réelle, marquée par un usage très spécifique du linga de pierre : « Les danseuses hiératiques sont soustraites à leur famille, aux travaux du ménage et des champs, attachées dès leur enfance au temple qu’elles serviront ; on les forme uniquement à leur art et on les entretient exclusivement en vue de l’exercice du rituel chorégraphique. [...] Dans son temple, la danseuse est devadasi, esclave de la divinité, vouée à celle-ci comme la religieuse d’un couvent chrétien. Mais la consécration ne se consomme point par le don mystique de l’anneau nuptial ; lorsque la jeune danseuse a atteint la puberté, elle offre sa virginité au phallus de pierre du dieu Shiva, et, par cet acte, elle passe dans la possession des prêtres, représentants de la divinité. Ainsi, par une mutation bizarre, la vierge vestale des temples de nombreuses religions devient une prostituée sacrée ; cela se produit sans doute là où se heurtent deux systèmes de représentation opposés, celui du charme de fertilité opéré par la vierge et celui du charme de fertilité assuré par une intensification de l’activité sexuelle. [...] Dans la sphère de la culture hindoue, le chœur des danseuses sacrées devient un ballet de la cour royale. Jadis amante du dieu, la danseuse sera dès lors la concubine du prince. Cependant, même dans cette désécration, nous trouvons encore des reflets des représentations magiques et religieuses ; on n’exige plus la virginité, mais la maternité interdit à tout jamais l’exercice de la danse45. » 43. WEBER, 2006, p. 354 : « La danse cultuelle ne se rencontre, à Rome, que dans les plus anciens collèges de prêtres et, au sens de la danse en cercle proprement dite, que chez les fratres arvales ; de surcroît, fait caractéristique, celle-ci n’était pratiquée qu’une fois la communauté congédiée, et derrière des portes fermées. Pour le reste, le Romain tenait la danse pour inconvenante, tout comme la musique, domaine dans lequel, par suite, Rome demeura absolument improductive. » 44. WEBER, 2000, p. 309. 45. SACHS, 1938, p. 112.
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Chez Weber, la question de la réalité de la situation de prostitution n’est pas tranchée aussi nettement que chez Sachs ; le sociologue ne se demande pas si, oui ou non, les danseuses étaient effectivement des prostituées, mais pourquoi une telle représentation était communément répandue. Tandis que Sachs invoque des facteurs anthropologiques, comme le lien entre pratiques sexuelles et « charmes de fertilité », Weber insiste sur l’opposition sociologique entre le statut des danseuses et celui des « matrones “respectables” ». L’association entre la danse et une forme de « stérilisation » (l’interdit d’avoir des enfants) est un motif qui attira tout particulièrement l’attention des deux savants allemands, au-delà du cas particulier des danseuses indiennes : on trouve en effet chez l’un comme chez l’autre des mentions relatives à la secte russe des skopzis, qui conjuguait la pratique des « danses tourbillonnantes » et celle de l’auto-castration46. L’existence d’une telle secte avait suscité une vive curiosité chez Weber parce qu’elle allait à l’encontre de l’association spontanément effectuée entre « orgie » et « religion populaire » : les pratiques orgiaques des skopzis, ces sectateurs que Weber compare à des moines, relevaient manifestement d’une religiosité de « virtuoses », impliquant une orientation « extraquotidienne » vers l’abstinence sexuelle. La « castration », réelle ou symbolique, constitue pour Weber une prérogative associée à la « virtuosité » et au prestige religieux : d’un certain point de vue, l’ascétisme peut être regardé comme le sacrifice consenti en échange d’un tel prestige. Dans l’analyse wébérienne, la qualification de « prostituées » n’incombe pas aux danseuses parce qu’elles se prostituent mais parce qu’elles ont accès à une activité particulièrement valorisée, interdite aux femmes : la lecture et l’écriture. Leur infamie est la rançon du prestige que leur confère l’accès à la prérogative à la fois masculine et sacrée de « connaissance de l’écriture et des textes ». Dans Hindouisme et bouddhisme, Weber s’arrête à plusieurs reprises, comme il le fait dans la note sur les danseuses, sur des modèles dans lesquels la distribution de la pureté et de l’impureté semble contradictoire, par exemple le cas des métiers de service personnels (raser la barbe, préparer la cuisine, servir l’eau), plutôt situés du côté de l’impur, mais qui ne peuvent être exercés que par des brahmanes, c’est-à-dire par des représentants du pôle le plus pur de la division sociale. Le cas des danseuses entre dans un tel modèle, avec des polarités inversées : des femmes au statut impur ont accès à une activité « pure », rituellement réservée aux brahmanes. Une extrême distance sépare à chaque fois le statut prestigieux et l’activité infamante, ou l’activité prestigieuse et le statut infamant, et elle s’assortit d’une mise à disposition du corps dans le service domestique ou sexuel. L’exemple de l’Inde et du régime des castes tel que le décrit Weber montre que ce type de positions paradoxales n’implique pas des formes de transgression individuelle, ni de mobilité sociale dans une société qui ne les autoriserait pas mais qui serait en passe de les autoriser : ce sont au contraire des positions parfaitement intégrées dans le système social, qui n’en remettent pas en cause la structure parce qu’elles respectent les assignations traditionnelles du pur et de l’impur. Des brahmanes peuvent exercer les fonctions de serviteur, mais aucun serviteur ne peut devenir brahmane. Des danseuses peuvent lire et écrire, mais elles ne sont pas admises dans la caste de ceux à qui reviennent rituellement l’écriture et la lecture, la caste des brahmanes. Aucune frontière 46. SACHS, 1938, p. 30 ; WEBER, 2000, p. 98 (note) ; WEBER, 2006, p. 230, 332 et 432 sq.
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sacrée n’est ainsi déplacée. Pourtant, comme le remarque Weber, en observant que le libre commerce avec des « femmes cultivées » « disparut avec le règne des moines gourous », l’existence de positions ambiguës comme celles des danseuses indiennes recèle malgré tout de véritables potentialités d’innovation, puisqu’elles peuvent être perçues comme une menace pour l’ordre établi. Un fait est sûr : leur découverte contribua à perturber les catégories que des savants occidentaux comme Max Weber et Curt Sachs mettaient en œuvre pour penser les techniques du corps, la définition de l’art, les fonctions du savoir ou encore la position des femmes. Les considérations développées par Weber au sujet de la danse dans Hindouisme et bouddhisme invitent à nuancer l’impression que peut produire une étude comme la Sociologie de la musique, pour l’essentiel centrée sur l’art occidental et la spécificité de sa « rationalisation ». L’analyse d’un tel processus n’impliquait pas, du point de vue de Weber, une quelconque dévalorisation des arts non « rationnels », notamment des arts religieux et des arts magiques, dont il propose une approche remarquablement ouverte. La portée des réflexions ouvertes dans Hindouisme et bouddhisme sur les techniques corporelles, le charisme et les modes de transmission et d’apprentissage est loin d’être épuisée aujourd’hui. LISTE DES RÉFÉRENCES
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